Les sondages indiquent un effondrement de la popularité du Président, mais aussi du Premier Ministre et des ministres du gouvernement. Moins d’un an après l’élection présidentielle, et les élections législatives, c’est un phénomène très rare de désaffection massive[1], qui conduit certains commentateurs à parler « d’enfer ». François Hollande se retrouve avec seulement 33% de réponses lui accordant leur confiance pour résoudre les problèmes du pays. Il est au plus bas d’un Président dans l’année suivant l’élection[2]. Jean-Marc Ayrault, avec pour sa part 30% d’opinions favorables, enregistre un record absolu. De manière significative, la chute des opinions favorables est la plus forte chez les ouvriers et les employés ainsi que chez les jeunes (avec 30%), et la plus faible chez les cadres. Notons enfin le faible nombre de réponses « ne se prononce pas » avec 5% de l’échantillon. Les résultats du sondage sont donc représentatifs de l’opinion des Français. Des résultats à peu près similaires avaient été obtenus dans un sondage IFOP-Paris Match réalisés quelques jours auparavant[3]. On dira que ce gouvernement et ce Président l’ont bien cherché. Rarement a-t-on vu en aussi peu de temps autant de promesses se transformer en leurs contraires. Rarement aussi aura-t-on vu s’établir, dans le cadre d’une supposée alternance politique, une telle continuité avec la politique du précédent gouvernement, politique qui avait été rejetée tant aux élections présidentielles que législatives du printemps dernier. Ceci explique sans doute la chute de François Hollande dans les sondages, chute à la hauteur des espérances qui s’étaient portées sur sa personne. À cela ajoutons un style de gouvernement quelque peu déroutant. Et l’on sait bien que « le style c’est l’homme » (ou la femme).
L’effondrement de la popularité du pouvoir et ses conséquences
Le problème posé par cet effondrement de la cote de popularité tant du Président que du gouvernement est qu’à priori ceci ne devrait pas avoir de conséquences. Les prochaines échéances électorales sont en 2014. Et c’est l’un des raisons pour lesquelles le pouvoir fait actuellement le dos rond, espérant qu’une amélioration de la situation économique se produira entre la fin de cette année et le début de l’année prochaine. On a déjà, et à plusieurs reprises, expliqué pourquoi une telle hypothèse avait très peu de chance de se réaliser. La France s’enfoncera progressivement dans la récession, à moins qu’un effondrement de la consommation des ménages ne provoque un basculement de la récession vers la dépression, et une accélération brutale de la progression du chômage (Chômage, la marée noire qui nous menace). Les implications politiques de la trajectoire économique doivent donc être étudiées avec attention.
Au mieux, les élections prévues en 2014 se transformeront en un vote sanction qui sera d’autant plus massif que les enjeux électoraux sont limités. Car en matière d’élections, nous serons servis pour 2014. Tout d’abord nous aurons en mars 2014 des élections municipales, les élections cantonales et régionales devant être repoussées à 2015. Dans des élections municipales, le facteur « local » a traditionnellement une grande importance. C’est ce qui explique qu’à l’heure actuelle on ne prévoit pas de grands déplacements de voix[4]. Mais, ceci pourrait changer d’ici à l'élection. Dans le contexte probable qui dominera en France, il n’est pas impossible qu’elles puissent prendre l’allure d’un test national. Puis, en juin 2014, se tiendront les élections européennes. Ces élections prendront elles, naturellement, la dimension d’un test national. Mais, elles auront aussi des enjeux limités, compte tenu des faibles pouvoirs du Parlement européen. Il est donc probable que le message envoyé par les électeurs soit très clair, mais qu’il soit ignoré par le pouvoir et les états-majors politiques. On voit très bien qu’il n’est pas impossible que le Front National, ou l’un de ses avatars, se hisse à plus de 30% des suffrages dans une élection marquée par ailleurs par une faible participation. Ce serait un coup de tonnerre dans la vie politique française, mais un coup de tonnerre que les médias n’auraient de cesse de transformer en coup de cymbales. Tout sera mis en œuvre pour que les leçons d’un tel scrutin ne soient pas entendues, et nous continuerons, en brinquebalant, à aller jusqu’aux élections présidentielles de 2017. Tel est, fondamentalement, le scénario dans lequel François Hollande met ses espérances, comptant bien être réélu, en dépit de tout ce qu’il a fait et n’a pas fait, s’il devait affronter au deuxième tour Marine Le Pen. Ce pari est risqué ; bien de choses peuvent changer d’ici 2017. Cependant, convenons qu’il est tentable. Il est en tout cas dans la logique « mitterrandienne » qui inspire aujourd’hui François Hollande.
Mais une autre hypothèse, tout aussi et même plus probable, est aujourd’hui parfaitement possible. Elle représente le pire, du point de vue du pouvoir actuel, et ne doit pas être écartée à la légère. Si l’économie française connaît une chute brutale d’activité dans le cours de 2013, la perte de crédibilité du gouvernement et du Président se transformera en une perte de légitimité. Cette crise de légitimité pourrait survenir de la conjonction de trois mouvements dont on sent dès aujourd’hui la montée dans la société : une colère politique, une colère sociale, une colère issue d’un sentiment de la perte d’identité. C’est là l’hypothèse la plus sérieuse sur laquelle il convient de réfléchir, car la crise de légitimité implique une crise de régime.
Les trois colères
La colère politique est facile à prévoir. Elle s’enracine sur un mécontentement allant s’approfondissant et sur le fait que ce dernier ne peut, en théorie, trouver de solution d’ici 2017. Ce mécontentement est redoublé du fait qu’une partie des électeurs qui font partie du socle traditionnel de la gauche s’estime flouée par la politique actuelle du Président et du gouvernement. Ceci est visible dans les sondages récents où le recul de François Hollande est le plus important dans les catégories qui l’ont le plus soutenu : les ouvriers, employés, les professions intermédiaires et les jeunes. Une partie des responsables du Parti Socialiste s’en inquiète d’ailleurs. Cette déception pourrait, si elle s’enracinait d’ici les prochains mois, se transformer en un mouvement d’abstention massif lors des élections de mars 2014, modifiant ainsi brutalement les rapports de force. Mais, il convient immédiatement de dire que la droite traditionnel n’est pas une alternative, et qu’elle est encore très peu audible sur les préoccupations de cet électorat. Voilà qui incite à penser que cette colère politique pourrait s’exprimer hors du cadre électoral, ou s’incarner dans tout mouvement rejetant d’emblée les partis traditionnels.
La colère sociale est elle aussi facilement prévisible. Elle s’exprime à la fois dans la montée de la violence sur des sites qui sont devenus emblématiques de la crise (PSA-Aulnay, Continental-Amiens) et dans une désespérance très sensible dans des milliers de petits sites où, à une échelle plus réduite, se rejoue le même drame. L’échec relatif de la mobilisation syndicale contre le projet d’accord ANI entre le MEDEF et quelques syndicats minoritaires ne doit pas faire illusion. Il n’y a eu échec que parce que l’on a proposé à des gens en colère et désespérés des formes bien trop traditionnelles d’expression de leur colère et de leur désespérance. Cet échec est avant tout celui des formes classiques de mobilisation syndicale. Notons déjà que la conjonction de la colère politique et de la colère sociale est redoutable. Le potentiel d’une explosion massive ne fait donc que se renforcer, mais cette explosion suivra des voies différentes de celles qui ont été tracées par les syndicats. Seuls ceux qui sauront s’y adapter y survivront. Cette explosion sera, selon toute vraisemblance, violente. Elle confrontera directement les organes du maintien de l’ordre (Police et Gendarmerie) au choc frontal avec cette colère. Comme ces organismes sont eux aussi travaillés, pour des raisons générales mais aussi des raisons particulières, par un fort mécontentement, nul ne peut dire quelle sera l’issue de ce choc. Si le gouvernement met en œuvre une politique directement répressive, il risque d’aggraver dans des proportions considérables la fracture politique qui se dessine. S’il tergiverse, il peut être emporté par une succession de mouvements se renforçant l’un l’autre.
La colère issue du sentiment de perte de l’identité est un phénomène encore plus complexe à décrypter. Elle a, bien entendu, une dimension politique, qui s’enracine dans le déni de démocratie auquel on a assisté en 2005 lors du référendum sur le projet de constitution européenne. Les partisans du « non », largement victorieux, ont été dépossédés de leur victoire, une manœuvre à laquelle François Hollande a été connivent. Les Français ont eu, à ce moment, le sentiment d’être dépossédés de la démocratie, de leur démocratie. Les gouvernants et une partie de l’opposition ont cru que ce sentiment serait passager. C’était oublier le lien très profond, enraciné dans l’histoire, qui unit en France le peuple avec le principe de la démocratie (et non nécessairement ses formes). De là date une fracture symbolique[5]. Cette fracture s’est transformée en une facture qu’il faudra bien solder. Il n’est pas sans une certaine ironie que cette facture retombe sur François Hollande qui, en tant que dirigeant du Parti Socialiste, a beaucoup fait pour l’existence de cette fracture et de cette facture. Cette colère a aussi une dimension sociale, en ceci que le mouvement de désindustrialisation qui s’accélère aujourd’hui nous confronte à l’image d’une France qui n’est plus celle que nous connaissions, ou que nous pensions connaître : un pays fier de ses réalisations industrielles. Une partie importante de la population, qui excède de loin le nombre des simples ouvriers d’industrie, est très profondément attachée à cette image de la France. C’est ce qui explique le succès initial du Ministère du « Redressement Productif ». Mais la maîtrise du verbe ne masque qu’un instant les réalités. L’importance de ce sentiment de perte de l’identité, qui peut s’incarner passagèrement dans un rejet de « l’autre », tient en ce que s’articulant avec la colère politique et la colère sociale, il va provoquer provoquer une délégitimation massive du pouvoir.
Vers la guerre civile ?
La crise qui s’annonce va faire voler en éclats l’idée d’une « démocratie apaisée ». D’une part, cette expression est une contradiction dans les termes. Les intérêts qui divisent une société ne sont pas de ceux qui peuvent se régler dans le calme feutré des cénacles privés. Leur exposition au grand jour, qui est l’une des conditions nécessaires à l’existence d’une véritable démocratie, implique un degré d’affrontement qui rend illusoire toute idée d’apaisement. D’autre part, quand les conditions d’exercice de la démocratie sont à ce point fautives que des colères convergentes ne trouveront pas de formes institutionnelles d’expression, il est illusoire de chercher à s’abriter derrière l’idée d’une « démocratie apaisée ». Il faut d’ailleurs remarquer que, de ce point de vue, la France n’est nullement une exception. C’est à un phénomène du même ordre que l’on a assisté lors des récentes élections italiennes.
Dès lors, le pouvoir actuel a devant lui trois options. Il peut rester « droit dans ses bottes », et supporter la totalité du choc de ces trois colères. Il est possible qu’il y survive, mais au prix d’une répression qui le fera changer de nature et se transformer en Tyrannie. Il est aussi possible, et c’est l’hypothèse la plus probable, qu’il soit brisé par cet affrontement, ouvrant alors une période d’incertitudes politiques et institutionnelles comme la France n’en a pas connues depuis 1958. Il peut chercher à dévier la lame de fond qui monte, en organisant des élections anticipées, donnant ainsi une forme d’expression dans le cadre institutionnel actuel à ces trois colères. Mais, le système électoral français est ici mal adapté. Rien ne serait pire que l’élection d’un nouveau Parlement qui ne soit pas à l’unisson des sentiments de la majorité de la population. Il peut, enfin, chercher à anticiper sur ces événements et changer radicalement de politique, apaisant ainsi la colère sociale et la colère identitaire. C’est la voie de la logique et de la raison, chose dit-on la plus mal partagée au monde…