L'économie américaine montre enfin des signes de redémarrage. Mais celui-ci n'est pas franc ; au mieux, le fossé entre l'état actuel de l'économie et ce qu'il aurait été sans la crise ne se creuse plus. S'il diminue, c'est très lentement et les dommages engendrés sont là pour longtemps. Cela aurait pu être pire. On le voit en Europe, où la reprise est beaucoup plus incertaine : le fossé entre l'état actuel de l'Europe et ce qu'il aurait été en l'absence de crise continue de se creuser. Dans la plupart des pays de l'Union européenne, le PIB par habitant est inférieur à ce qu'il était avant la crise. La demi-décennie perdue se transforme sous nos yeux en une décennie entière. Derrière le froid des statistiques, des vies humaines sont brisées, des rêves sont étouffés et des familles éclatent (ou ne se forment pas) en raison de la stagnation qui se prolonge (voire de la dépression dans certains pays).
L'UE n'est pas en manque d'individus qualifiés et talentueux. Les pays membres disposent d'un cadre juridique solide et de sociétés fonctionnelles. Avant la crise, l'économie de nombre d'entre eux était relativement florissante. La productivité ou le taux de croissance de certains d'entre eux était parmi les plus élevés de la planète.
Mais l'Europe n'est pas une victime. Elle s'est auto-infligé son mal-être par une succession sans précédent de mauvaises décisions économiques – à commencer par la création de l'euro. Destiné à unir l'Europe, l'euro l'a finalement divisée. Et en l'absence de volonté politique de créer les institutions nécessaires à une monnaie unique, les dommages ne vont pas disparaître.
Le désordre actuel tient en partie à la croyance discréditée de longue date selon laquelle les marchés fonctionnent parfaitement et ne sont pas affectés par les imperfections de l'information et de la concurrence. L'orgueil démesuré joue aussi un rôle. Sinon comment expliquer que les prévisions des dirigeants européens quant aux résultats de leur politique soient régulièrement démenties par les faits année après année ?
Ces prévisions sont erronées non parce que les pays de l'UE n'appliquent pas la politique prescrite, mais parce que les modèles sur lesquels elle repose sont viciés. En Grèce, par exemple, les mesures destinées à alléger le fardeau de la dette ont en réalité alourdi cette dernière : le ratio dette/PIB est plus élevé qu'en 2010 en raison des conséquences néfastes de l'austérité budgétaire sur la production. Au moins le Fonds monétaire internationale reconnaît-il ses échecs, qu'ils soient intellectuels ou politiques.
Les dirigeants européens restent convaincus qu'ils doivent donner la priorité aux réformes structurelles. Or les problèmes qu'ils mettent maintenant en avant étaient apparents bien avant la crise et pour autant ils n'ont alors pas mis un coup d'arrêt à la croissance. Plutôt que de réformes structurelles internes dans chacun de ses pays membres, l'UE a besoin de modifier la structure même de la zone euro et d'inverser la politique d'austérité qui a échoué à réamorcer la croissance. Ceux qui pensaient que l'euro ne survivrait pas se sont trompés. Mais les critiques ont eu raison sur un point : relancer l'économie européenne exige de réformer la zone euro et d'abandonner l'austérité.
Le drame de l'Europe est loin d'être terminé. La vitalité de ses démocraties constitue l'une de ses forces. Mais, notamment dans les pays en crise, l'euro empêche les citoyens d'avoir leur mot à dire sur l'avenir de l'économie. Les électeurs mécontents de la direction prise par l'économie chassent les gouvernements en place – pour les remplacer par d'autres qui suivent la même politique dictée par Bruxelles, Francfort et Berlin.
Cela va-t-il durer encore longtemps ? Comment les électeurs vont-ils réagir ? Nous voyons à travers l'UE la montée inquiétante des partis nationalistes extrémistes qui s'opposent aux valeurs des Lumières qui ont fait la grandeur de l'Europe. Dans certains pays, les mouvements séparatistes gagnent du terrain.
La Grèce constitue maintenant un nouveau test pour l'Europe. La baisse du PIB grec depuis 2010 est bien pire que celle à laquelle ont été confrontés les Américains durant la Grande Dépression des années 1930. Le chômage des jeunes dépasse 50 %, le gouvernement du Premier ministre, Antonis Samaras, a échoué. Le Parlement n'ayant pas réussi à choisir un nouveau président pour la Grèce, des élections législatives anticipées auront lieu le 25 janvier.
Les sondages donnent en tête le parti d'opposition de gauche Syriza, qui s'est engagé à renégocier les conditions de l'aide de l'Union européenne à la Grèce. Si ce parti arrive en tête sans parvenir au pouvoir, cela tiendra sans doute à la crainte de la réaction de l'UE. Or la crainte n'est pas la plus noble des émotions, elle ne suscitera pas le genre de consensus national dont la Grèce a besoin pour continuer à avancer.
Le problème, ce n'est pas la Grèce, c'est l'Europe. Si l'Union européenne ne change pas de politique – si elle ne réforme pas la zone euro et ne renonce pas à l'austérité -, une réaction populiste sera inévitable. La Grèce pourrait maintenir le cap cette fois-ci. La folie économique ne peut durer éternellement, la démocratie ne le permettra pas. Mais combien l'Europe devra-t-elle encore souffrir avant que raison revienne ?
Joseph E. Stiglitz
Joseph E. Stiglitz est prix Nobel d'économie et professeur à l'université Columbia à New York. Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2015.