L’ampleur du massacre perpétré dans l’Empire ottoman à partir du 24 avril 1915 est incontestable et, dans l’état des connaissances historiques, la qualification de génocide, c’est-à-dire de massacre prémédité et systématique d’un peuple ou d’un groupe ethnique à fin d’extermination, ne peut, elle-même, être déniée.
Il est impossible de relativiser l’horreur par l’horreur comme certains, et en particulier les autorités turques, l’ont fait pendant trop longtemps. Les massacres qui ont eu lieu antérieurement dans l’Empire, en particulier sous Abdülhamid II, surnommé le « Sultan rouge », puis après sa déposition par les Jeunes Turcs du Comité Union et Progrès, en 1909, pendant que d’autres se déroulaient ailleurs comme les pogroms des Juifs en Russie, l’extermination parallèle à celle des Arméniens, en pleine Première Guerre, des Grecs pontiques et des Yazidis (déjà !), aux deux extrémités de l’Empire, ou les quelques Turcs tués par des ressortissants des peuples minoritaires, ne changent strictement rien au problème.
Les historiens ont aussi fait justice depuis longtemps de l’allégation par les bourreaux et par leurs avocats du contexte de la Grande Guerre et du fait que les Arméniens auraient constitué une cinquième colonne préparant un soulèvement général en appui des Russes, ennemis des Turcs.
Quant au génocide lui-même, il est évidemment difficile à prouver définitivement, car les documents les plus compromettants, des ordres officiels aux archives de l’Organisation spéciale chargée de l’exécution, ont été systématiquement détruits par les responsables. Il reste néanmoins des épaves, les travaux de la cour martiale de 1919, les multiples témoignages des survivants, mais aussi de fonctionnaires turcs et de diplomates étrangers et le fameux « carnet noir » du ministre de l’Intérieur de l’époque Talaat Pacha, instigateur et maître d’œuvre, texte révélé en 2005. Il est plus que probable que plus d’un million d’Arméniens vivant alors dans l’Empire ont été tués sur l’ordre d’Istanbul, les autres n’étant épargnés que parce qu’ils vivaient dans la capitale ou à Smyrne, où le gouvernement ne pouvait agir aussi facilement sous les yeux des étrangers et de l’opinion, parce qu’ils réussirent à fuir ou parce qu’ils furent sauvés par l’avancée de l’armée russe. Pour ceux qui voudraient de plus amples informations, je les invite à lire l’excellent ouvrage Comprendre le génocide des arméniens, 1915 à nos jours, codirigé par Hamit Bozarslan, Vincent Duclert et Raymond Kévorkian (Tallandier, 2015).
Cela signifie-t-il pour autant qu’il faut légiférer en la matière ? Non ! Depuis un quart de siècle, les responsables politiques français font fausse route avec des lois mémorielles comme la loi Gayssot de juillet 1990 ou la loi Taubira de mai 2001. Dans le cadre de notre propos, une loi a reconnu le génocide arménien, en janvier 2001. Mais un historien sérieux et un responsable politique doivent le dire, ce n’est pas au législateur d’écrire l’Histoire comme cela se fait dans les régimes totalitaires ; ce n’est pas à lui de figer la recherche ; ce n’est pas à lui de donner démagogiquement dans le compassionnel, d’encourager la concurrence victimaire, de donner un alibi aux complotistes ; ce n’est même pas à lui d’affirmer un fait historique, fût-il indiscutable !
En novembre 2008, après de nouvelles controverses, les députés avaient pris la décision de ne plus se prononcer que par des résolutions dans le domaine de la mémoire. Trois ans plus tard, cette décision plus sage était oubliée. La loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par les lois déjà évoquées fut votée. Elle a justement été sanctionnée par le Conseil constitutionnel comme contraire à la Constitution, le 28 février 2012. Depuis, le président François Hollande, qui a fait du pathos l’un de ses chevaux de bataille, a envisagé de refaire, une fois de plus, du Parlement un tribunal de l’Histoire. De grâce, laissons les historiens travailler et donnons ensuite de l’écho à leurs recherches ! N’instrumentalisons pas la souffrance ou ne la desservons pas en croyant bien faire !
Si le déni du gouvernement turc est insupportable, il ne pourra être éternel. Sa réaction à la déclaration historique du pape François et sa volonté d’atténuer les commémorations du 24 par l’organisation, en grande pompe, du centenaire du débarquement des Dardanelles (avec, au passage, un tour de passe-passe historique puisque celui-ci eut lieu le lendemain) ne passent pas, y compris en Turquie, et ont été tournées en dérision. Les mentalités évoluent. La normalisation des relations turco-arméniennes est au bout. Encore est-il souhaitable qu’elle ne tarde pas trop et que le gouvernement turc comprenne rapidement où se trouve son intérêt !
C’est pourquoi, en plus de ce que nous devons à nos compatriotes d’origine arménienne, il est capital de participer aux commémorations du 24 avril à travers toute la France et de leur donner le plus grand écho possible. Cela nous incitera peut-être aussi à ne pas fermer les yeux sur un autre massacre, celui qui se déroule actuellement aux confins des Empires ottoman et perse de jadis et qui frappe d’autres chrétiens !