Il y a juste cent ans, le 5 septembre 1914, Charles Péguy tombait au champ d’honneur, foudroyé par une balle en plein front, entre Villeroy et Penchard, à la veille de la bataille de la Marne. Un an plus tôt, il avait en quelque sorte annoncé ce sacrifice héroïque dans un long poème, Eve : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle… ».
Cet immense essayiste et poète, ce républicain et patriote fervent, ce mystique chrétien est aujourd’hui l’un des grands oubliés des manuels scolaires et des commémorations officielles du centenaire de la Grande Guerre. Alors que le juste hommage rendu à Jaurès a occupé une grande partie de l’espace médiatique ces derniers mois, l’absence de Péguy est choquante pour ne pas dire honteuse. Les deux hommes, d’abord proches, avaient ensuite vivement polémiqué sur le socialisme, sur le patriotisme et sur le danger allemand. Les événements allaient pourtant rapidement donner raison à Péguy qui avait dénoncé, dix ans avant 14, les dangers du pangermanisme et du nationalisme exacerbé. Mais là où la mémoire mythifie Jaurès, Péguy dérange.
Il dérange d’abord parce qu’il fut complexe et ne se laisse pas aisément cerné, en raison de la tension qui l’habitait et que traduisent ses écrits. Imagine-t-on : un socialiste devenu un catholique mystique quoique pourfendeur des excès de l’Eglise, un révolutionnaire universaliste doublé d’un patriote épris d’ordre ? Péguy défendit avec fougue le capitaine Dreyfus broyé par la raison d’État et par l’armée, mais il s’en prit aussi à tous ceux qui dénigraient la nation, encensa Jeanne d’Arc et Richelieu et qualifia la République de « royaume de France » au nom d’une forme de continuité historique qui ne niait pas pour autant les ruptures et qui était dénuée de toute idée d’une quelconque pureté des origines. De Zeev Sternhell à Bernard-Henri Lévy dont la vision de la réalité historique est si déformée qu’ils font de la France la matrice du fascisme et de Péguy l’un de ses précurseurs, nombreux sont ceux qui se sont laissés abuser par une lecture rapide, partielle, partiale, décontextualisée de son œuvre ou encore par le fait qu’il avait pu être récupéré par Vichy, en oubliant un peu vite qu’il fut aussi lu dans les maquis comme à Londres. De Gaulle se plaisait à dire qu’il était l’écrivain qui l’avait le plus influencé.
Péguy dérange d’ailleurs aussi parce qu’il incarna une République exigeante, quelque peu mythifiée et qui nous est devenue étrangère. Modèle méritocratique, il était ainsi le fils d’une rempailleuse de chaises qui l’éleva quasiment sans ressources, après le décès prématuré de son père, menuisier. Il put poursuivre ses études grâce à une demi-bourse et accumula tous les prix d’excellence. Son parcours et ses écrits soulignaient l’importance de l’élévation par l’école, le culte de l’effort et la vénération des instituteurs pour lesquels il inventa l’expression de « hussards noirs de la République ». Péguy nous rappelle aussi ce que fut historiquement notre laïcité, une magnifique invention française qui doit permettre de vivre ensemble dans le respect mutuel, à l’heure où certains ultras rêvent de détruire ce modèle et ou d’autres souhaiteraient au contraire éradiquer toute forme de religion de notre société.
Péguy dérange également parce qu’il dénonça le régime d’assemblée, le sectarisme, les idéologies et la caporalisation des esprits et souhaita une République à la fois respectueuse des libertés et à exécutif fort, capable de maintenir l’ordre sans être jamais oppressive. « L’ordre et l’ordre seul fait en définitive la liberté, écrivit-il. Le désordre fait la servitude ».
Il dérange encore parce que, venu du socialisme, d’un socialisme libertaire et idéaliste, il ne se reconnut plus dans la gauche de son temps et accusa les chefs du parti socialiste d’être des « bourgeois intellectuels » qui n’avaient que le progrès à la bouche ou sous la plume, mais qui étaient coupés du peuple. Dans Notre Patrie, il écrivit ainsi : « On ne saura jamais tout ce que la peur de ne pas paraître assez avancé aura fait commettre de lâcheté à nos Français ».
Plus largement, il dérange les puissants. Il les dérange par sa morale exigeante. Il les dérange par son vrai anticonformisme qui lui fit écrire « Il y a pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite ». Il les dérange par sa prescience qui lui fit dénoncer les principaux travers de notre temps : la toute-puissance de l’argent, le culte de l’immédiateté, la société du spectacle, l’abrutissement des masses par les « bourreaux mous », plus dangereux que les « bourreaux de torture », parce qu’ils répandent plus insidieusement la ruine et au final le sang. Péguy écrivit qu’ « il y a des ordres apparents qui sont les pires désordres ». Ce pessimiste, et là n’est pas son moindre paradoxe, nous délivre un message ultime d’espérance : aux heures les plus sombres, le salut réside dans la résistance, dans le don de soi et dans la foi en la jeunesse.
Il y a plus qu’un fil qui va d’Émile Ollivier, le républicain libéral rallié au second Empire au philosophe Bergson qui lui succéda à l’Académie française, de Bergson à Péguy qui fut l’élève de celui-ci et enfin de Péguy à De Gaulle.
Décidément trop complexe, trop exigeant, trop iconoclaste, trop dangereux, trop Français ce Péguy pour recevoir un hommage public de nos dirigeants actuels !
Eric Anceau, historien et responsable du projet de Debout la République