L’article écrit par Stefano Fassina, et publié sur le blog de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances de la Grèce, soulève en Europe une certaine émotion (1). Il faut dire que Stefano Fassina n’est pas n’importe qui.
Membre du Parlement italien, appartenant au parti de centre-gauche du Premier ministre italien le Parti Démocrate, ancien vice-Ministre des finances du gouvernement Letta, qui précéda celui de Matteo Renzi, il est une des figures les mieux établies de la jeune génération des hommes politiques italiens. Fassina s'est fait connaître comme le responsable national de son parti à l'économie et au travail; il a aussi écrit plusieurs livres, dont le dernier est consacré à ce que devrait être un programme économique de gauche (2). On peut ajouter qu'il fut aussi éditorialiste à l'Unita, l'ancien journal du PCI. On ne peut donc le qualifier de personnalité de droite, ou même de personnalité marginale dans la vie politique italienne.
L'appel de Fassina
Dans ce texte, Stefano Fassina rompt un des tabous les plus solides de la gauche européenne: il appelle à sortir de l'euro. Mais, il ne se contente pas de cela. Dans ce texte, il appelle aussi à la constitution de « Fronts de Libération Nationale » dans divers pays européens pour sortir de l'euro. C'est pourquoi il nous faut prendre son appel très au sérieux.
Le "Plan B" de Yanis Varoufakis
Que dit-il en substance? « Nous devons reconnaître que l'Euro fut une erreur de perspective politique. Il nous faut admettre que dans la cage néo-libérale de l'Euro, la Gauche perd sa fonction historique et qu'elle est morte comme force servant la dignité et l'importance politique du travail ainsi que de la citoyenneté sociale en tant qu'instrument d'une démocratie réelle » (3). Il conclut enfin en écrivant: « Pour une désintégration qui soit gérée de la monnaie unique, nous devons construire une large alliance de fronts de libération nationale » (4). On peut comprendre à la fois l'émotion suscitée par ce texte, mais aussi son importance. Il est clair qu'il signifie un basculement, venant du sein même des forces qui ont le plus contribué à la création et à la défense de l'euro, vers une position anti-Euro.
Ce texte annonce une grande recomposition au sein de la gauche européenne. Il est évident que nous en passerons par un triple processus. Ce processus comprendra une part de liquidation, car une fraction de la « gauche » va abandonner ses principes et ses objectifs et se transformer, si ce n'est déjà fait (comme en France), en une droite modérée. Il y aura, aussi, un processus de reconstruction avec l'émergence de nouvelles forces de gauche, qui ne seront pas nécessairement issues de l'aire politique dite « de gauche » et qui pourraient provenir de l'espace aujourd'hui occupé par le populisme. Enfin, nous connaîtront un processus d'évolution qui concernera la « Gauche Radicale », et qui est déjà en train de se produire en France avec la Parti de Gauche, qui a radicalisé sa position sur l'euro (5), mais aussi en Allemagne avec des prises de position au sein de Die Linke (6), voir en Italie et en Espagne. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la formule de « Fronts de Libération Nationale ».
Des Fronts de Libération Nationale contre l'Euro?
Mais, cette stratégie de constitution de « Fronts de Libération Nationale » est-elle plausible? A partir du moment où l'on se donne comme objectif prioritaire un démantèlement de la zone Euro, une stratégie de large union, y compris avec des forces de droite, apparaît non seulement comme logique mais aussi nécessaire. Vouloir se masquer cela aboutirait à une impasse. La véritable question qu'il convient de poser est donc de savoir s'il faut faire de ce démantèlement de l'Euro une priorité.
Les raisons données par Fassina dans la première citation sont à mon avis très claires et très convaincantes. L'euro est devenu un obstacle tant à la démocratie (et on l'a vu en Grèce) mais aussi à une politique en faveur du travail et opposée à la finance. Mais, elles n'épuisent nullement le sujet. L'euro a accentué et généralisé le processus de financiarisation des économies (7). C'est du fait de l'euro que les grandes banques européennes sont allées chercher des subprimes aux Etats-Unis avec les conséquences que l'on connaît en 2008. Ainsi, non seulement la zone Euro a entraîné une partie de l'Europe dans une très faible croissance (8), mais elle ne l'a pas protégée de la crise financière de 2007-2009. Le résultat est donc clair. Si des politiques néfastes pour les économies peuvent être mises en œuvre hors de l'euro, ce dernier implique des politiques néfastes. En fait, aucune autre politique économique n'est possible tant que l'on est dans l'euro. C'est l'une des leçons de la crise grecque. Aussi, un démantèlement de la zone euro apparaît bien comme une tache prioritaire.
Les problèmes à venir
Cependant, il faut avoir conscience que la constitution des « Fronts de Libération nationale » pose de redoutables problèmes. Par exemple, devraient-ils se constituer uniquement autour de l'objectif d'un démantèlement de l'euro ou devraient-ils, aussi, inclure un véritable programme de « salut public » que les gouvernements issus de ces « Fronts » devraient mettre en œuvre non seulement pour démanteler l'euro mais aussi pour organiser l'économie dans ce que l'on appelle, avec une claire référence à la guerre nucléaire, le « jour d'après »? En fait, on ne peut envisager l'objectif d'un démantèlement de l'euro, ou d'une sortie de l'euro, qu'en mettant immédiatement à l'ordre du jour un programme pour le « jour d'après ».
Ce programme implique un effort particulier dans le domaine des investissements, mais aussi une nouvelle règle de gestion de la monnaie, mais aussi de nouvelles règles pour l'action de l'Etat dans l'économie, une nouvelle conception de ce que sera l'Union européenne et, dans le cas de la France en particulier, une réforme générale du système fiscal. On glisse alors, insensiblement, d'une logique de sortie ou de démantèlement de l'euro vers une logique de réorganisation de l'économie. Un tel glissement est inévitable, et nous avons un grand précédent historique, le programme du Conseil national de la Résistance en France durant la seconde guerre mondiale. La Résistance ne se posait pas seulement pour objectif de chasser l'armée allemande du territoire. Elle avait conscience qu'il faudrait reconstruire le pays, et que cette reconstruction ne pourrait se faire à l'identique de ce que l'on avait en 1939. Nous en sommes là aujourd'hui.
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1) Fassina S., « For an alliance of national liberation fronts », article publié sur le blog de Yanis Varoufakis par Stefano Fassina, membre du Parlement (PD), le 27 juillet 2015
2) Voir, Stefano Fassina, Il lavoro prima di tutto. L'economia, la sinistra, i diritti, Donzelli, Rome, 2014
3) Fassina S., « For an alliance of national liberation Fronts », op.cit.. La phrase est « We need to admit that in the neo-liberal cage of the euro, the left loses its historical function and is dead as a force committed to the dignity and political relevance of labour and to social citizenship as a vehicle of effective democracy ».
4) Idem, « For a managed dis-integration of the single currency, we must build a broad alliance of national liberation fronts ».
5) http://www.marianne.net/alexis-corbiere-au-pg-notre-plan-b-envisage-sortie-euro-100235722.html
6) Voir l'article publié par Nicole Gohlke et Janine Wissler, deux membres du Bundestag appartenant à Die Linke et publié dans le magazine Jacobin
7) Sapir J., Faut-il Sortir de l'Euro?, Paris, Le Seuil, 2012.
8) Bibow, J., "Global Imbalances, Bretton Woods II, and Euroland's Role in All This." in J. Bibow et A. Terzi (edits.), Euroland and the World Economy-Global Player or Global Drag? Londres, Palgrave, 2007.