Le scénario est désormais si connu et si bien rodé qu’il en prendrait presque figure de rituel : jeudi dernier, pour la huitième fois depuis que le débat sur la loi Travail est descendu sur la voie publique, des groupes très organisés de « casseurs » se sont mêlés aux manifestants, en prenant même parfois la tête des cortèges. Ils ont affronté les forces de l’ordre, presque à armes égales, d’un côté matraques, boucliers, flash balls, canons à eau, gaz lacrymogènes et grenades de désencerclement, de l’autre barres de fer, manches de pioche, pavés, bouteilles remplies d’acide, cocktails Molotov. Il y a eu quelques blessés dans les deux camps, mais peu d’interpellations : les antifas et autres black blocs n’en sont pas encore tout à fait à interpeller et à arrêter policiers, C.R.S. ou gendarmes – ça viendra. De leur côté, gendarmes, C.R.S. et policiers ont clairement pour consigne de ne pas forcer sur la « répression », de peur que s’étendent les flammes de l’incendie social. Le voyous encagoulés sont donc repartis plus forts de leur impunité, laissant dans leur sillage un paysage de désolation : mobilier urbain en miettes, vitrines brisées, agences bancaires et concessionnaires automobiles vandalisés, en attendant la prochain
De deux choses l’une : ou les pouvoirs publics n’ont pas les moyens d’empêcher, de faire cesser et de punir le désordre et ses auteurs. Ou bien, en ayant la possibilité, ils n’en ont ni la volonté ni le courage. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a plus d’Etat, ni de droit ni de fait.
Parallèlement, comme on sait, le combat autour de la loi dite « « El Komri » a pris ces derniers jours une ampleur nouvelle. Plutôt en retrait ces dernières années et en tout cas en perte de vitesse, la CGT, sous l’impulsion d’un nouveau leader à la parole brève, au visage buté et au front bas, a pris simultanément la tête de la contre-offensive et le relais de la gauche politique. Terre, mer, ciel, rail, route, ports, trains, transports en commun, avions, tankers, raffineries, dépôts de carburant, ports, centrales nucléaires, la centrale syndicale a décrété l’immobilisation générale. On a mesuré une fois encore – une fois de plus, une fois de trop ? – la capacité qu’ont quelques milliers, au mieux quelques dizaines de milliers de militants placés à des postes stratégiques, de prendre en otages des millions de leurs concitoyens et de paralyser le pays. Certes, M. Alain Vidalies, envoyé en première ligne par la courageuse Ségolène Royal, d’ordinaire plus prompte à chercher la lumière des projecteurs de l’actualité, a tenté, sur le mode de l’ineffable « ça va mieux », quelques vocalises rassurantes. Il n’a pu masquer l’évidence : le gouvernement, mis au défi, ne sait comment juguler la fronde syndicale.
Au passage, une question se pose, qui n’est ni sans importance ni sans conséquences, mais sur laquelle les différents protagonistes concernés observent un silence complice ou simplement prudent. Sous quel régime ou plutôt sous quelle anarchie vivons-nous ? Qui fait la loi dans ce pays, aussi bien formellement que pratiquement ? Est-ce le gouvernement, et son fameux 49.3 ? Sont-ce les lobbies ? Le CAC 40 ? Le Medef ? La CGPME ? Les syndicats ? La rue ? En tout cas, ce n’est sûrement pas le législateur. Contrairement à l’explication facile qu’avancent certains, ce ne sont pas les institutions qui sont en cause, mais leur dérive, leur dévoiement et leur déliquescence entre les mains débiles de ceux qui les incarnent.
L’épreuve de force est engagée, nous dit-on. Ce n’est pas faux, à ceci près qu’elle met aux prises des adversaires aussi diminués que les Curiaces dans la tragédie de Corneille, d’une part un syndicalisme qui donne de la bande, d’autre part un gouvernement qui bat de l’aile. Si une majorité de Français contestent ou rejettent le projet de loi Travail, ils sont également une majorité à désapprouver ou à blâmer les formes de l’action syndicale, et toujours une majorité à condamner le gouvernement. Image parlante d’un pays lui-même désemparé et déboussolé. Dans l’affaire, nul ne saurait l’ignorer, la C.G.T. joue son statut bien écorné de premier syndicat du pays, mais le gouvernement risque le très peu qu’il lui reste d’autorité. Le dos au mur, Philippe Martinez et Manuel Valls ont en commun de ne pas pouvoir reculer et de ne pas avoir à ce jour de porte de sortie. Plutôt que de démonstration de puissance, il serait plus juste de parler de l’obstination des faibles. Si bras de fer il y a, c’est entre invertébrés.
« J’irai jusqu’au bout », a proclamé le Premier ministre. Jusqu’au bout, soit, mais jusqu’au bout de quoi ? Jusqu’au bout d’une loi progressivement vidée de toute substance, et qui ne survivra pas à la prochaine présidentielle ? Jusqu’au bout de la confrontation, à deux semaines de l’Euro de football, compétition aussi capitale que le furent les jeux du cirque sous le Bas-Empire ? Jusqu’au bout du quinquennat ? Ce serait déjà une performance. Jusqu’au bout de la semaine qui s’ouvre ? Ce n’est pas gagné.
Dominique Jamet