Jamet le dimanche ! – BHL complètement à l’Est
Dominique Jamet, vice-président de Debout la France depuis 2012 mais également journaliste depuis… toujours tient chaque semaine sur le site de Debout la France une chronique où il commente très librement l’actualité politique.
Bernard-Henri Lévy a honte. Une honte « profonde et indélébile ». Une honte dont il a tenu à ce que le plus vaste public fût informé sans tarder à travers les divers et puissants canaux que la presse écrite, la radio et la télévision mettent en permanence à sa disposition. Honte, pour résumer la longue et emphatique tribune que Le Monde publiait hier, du crime contre l’humanité dont seraient à l’entendre complices et donc coupables tous ceux qui, à tous les niveaux et dans tous les pays, assistent sans intervenir à l’agonie d’Alep. D’Alep, où nous laisserions, à l’en croire, « le plus lâche des salauds de notre temps » massacrer son propre peuple avec le soutien massif d’un « petit tsar vulgaire », d’un « chef d’Etat voyou » vous aurez bien sûr reconnu au passage Bachar el Assad et Vladimir Poutine. Et qu’attendons-nous, conclut l’ancien « nouveau philosophe », dans un bel effet de manches (de chemise) pour intervenir, pour mettre hors d’état de nuire le »salaud » et le « voyou », pour sauver ce qui reste à sauver d’Alep ? D’Alep-Est.
A ces handicapés visuels, intellectuels et moraux pour qui le monde est noir et blanc, et les camps si aisément identifiés, d’un côté les gentils de l’autre les méchants, aux éternels manichéens aveugles et sourds à tout ce qui ne va pas dans leur sens, que le monde et que les choix sont simples, quitte à s’y tenir en dépit de tous les démentis que leur apporte la réalité.
Oui, Alep, sous nos yeux, jour après jour, vit un drame effroyable et meurtrier comme ont pu en connaître au fil de l’histoire humaine, si rarement « humanitaire », d’autres villes, assiégées, affamées, bombardées, le Paris du siège de 1870 et de la Commune, le Madrid de la guerre d’Espagne, le Leningrad de la deuxième guerre mondiale, malheureuses capitales prises au piège terrible de la guerre, civile ou étrangère, piège plus horrible encore lorsqu’à la première, à ses haines, à ses tueries, la seconde vient ajouter sa complexité, ses arrière-pensées et ses massacres.
Mais, observateur inlassable et engagé de l’actualité, et qui depuis bientôt un quart de siècle ne s’est jamais dérobé devant un objectif (je veux dire celui d’une caméra) sur fond d’apocalypse, comment a-t-il pu échapper à « BHL » (pour le désigner sous le nom de sa marque déposée) que l’intensité, l’ampleur, les ravages, mais aussi les acteurs, la signification et la nature même du conflit né en Syrie il y a plus de cinq ans, ne sont plus en 2016 les mêmes qu’en 2011 ? Lui aurait-il échappé qu’un hiver impitoyable a succédé à l’éphémère printemps syrien et que ce qui fut en effet dans les début la sympathique et plus que compréhensible révolte des étudiants, des intellectuels, des classes supérieures, des démocrates syriens contre un régime policier, corrompu et tortionnaire est devenu une guerre dont se mêlent et où se mêlent dans un indescriptible chaos les deux camps qui se partagent, moitié-moitié, l’adhésion du peuple syrien, mais aussi les Etats-Unis, l’Iran, l’Irak, l’Arabie saoudite, les émirats, la Russie, la Turquie, les Kurdes, la Grande-Bretagne, la France (hélas) et, j’allais les oublier, comme il les oublie, deux partenaires particulièrement indésirables appelés Al Qaida et Daech? Lui aurait-il échappé que la Syrie n’est plus qu’un champ de manœuvres, d’expérimentation et de bataille où s’affrontent par combattants interposés, abondamment et incessamment approvisionnés en armes qui répandent la terreur et la mort, les plus grandes puissances économiques et militaires de la planète ? Lui aurait-il échappé que la Syrie n’est plus qu’un grand corps malade, qu’un grand cadavre à la renverse allègrement foulé et piétiné par les innombrables chiens de la guerre ? Lui aurait-il échappé que si Bachar et son régime tiennent encore, c’est parce qu’ils peuvent s’appuyer, quelles qu’en soient les raisons, toutes ces minorités, alaouites, chrétiens, druses, kurdes, laïques, qui savent que leur défaite serait aussi leur fin ?
Alep se réduit-elle à Alep-Est ? Les civils qu’ont tués les obus et les roquettes des « rebelles » dans les rues d’Alep-Ouest, étaient-ils moins innocents, sont-ils moins pitoyables que les victimes des bombardements russes et syriens dans les rues d’Alep-Est ? Si ces derniers visent indistinctement maisons, hôpitaux ou écoles dans la moitié Est de la ville martyre, n’est-ce pas parce que les combattants adverses s’y mêlent volontairement aux non-combattants ? Qui s’est opposé, qui tente encore de s’opposer, y compris en leur tirant dessus, à l’évacuation des civils pris dans la nasse, sinon ceux qui les utilisent comme des otage et comme des boucliers humains ? Si l’on essaie de nous attendrir, vidéos, photos, reportages et éditoriaux à l’appui, sur les souffrances des malheureux habitants d’Alep-Est, pourquoi ce silence de plomb sur les villes, les villages et les enclaves chi’ites encerclés depuis des années par la rébellion, autour d’Idlib, à Der-ez-Zor ? Et au fait, ceux qui, du haut de la partie du ciel qu’ils contrôlent, notamment au-dessus de l’Irak, ont laissé des colonnes djihadistes faire route sur Palmyre et en reprendre le contrôle, ne mériteraient-il pas eux aussi enquête et condamnation ?
Mais ces points de détail échappent aux donneurs de leçons d’une morale hémiplégique. Quand BHL, au nom du Bien, appelle en conclusion de sa diatribe, à « faire la guerre à la guerre » et à « bombarder les bombardiers », je me contenterai de dire qu’un tel langage est irresponsable et qu’à force de focaliser sur les seuls quartiers d’Alep-Est, on finit par en perdre le Nord. Mais lorsque, entraîné par le démon de sa logique borgne, il en vient à avancer que Daech est un moindre mal que Bachar el Assad, j’ai honte à mon tour. Honte pour Bernard-Henri Lévy.