En France, Jacques Sapir est sans aucun doute l’intellectuel qui fait le plus gros travail d’analyse sur les travers de l’euro, publiant de nombreux papiers très fouillés, dont le dernier il y a seulement deux jours. En janvier, il a publié un livre synthétisant ses arguments. Passionnant.
Le procès de la monnaie unique
Même si ce livre est sorti il y a six mois, il reste profondément d’actualité. Le temps passé, bien loin de le démonétiser, n’a fait que confirmer ce que Jacques Sapir écrit depuis longtemps, lui qui avait publié dès 2006 un papier sur « la crise de l’euro : erreurs et impasses de l’européisme » dans la revue Perspectives républicaines. Il dénonce ceux qui « ont cherché à imposer en contre-bande une Europe fédérale par le biais d’une monnaie unique à des peuples qui n’en voulaient pas ».
Il critique l’impasse dans laquelle nous sommes, avec un système bancaire soutenu à bout de bras, des pays qui finiront forcément par faire défaut sur leur dette après une austérité sauvage condamnée à l’échec. Il souligne très justement que la proximité de la crise de la zone euro avec la crise financière en perturbe la lecture, permettant aux défenseurs de la monnaie unique de défendre leur créature en attribuant la responsabilité de la crise aux dettes souveraines par exemple.
Il souligne également à quel point ce débat est devenu tabou. Pour lui, la monnaie unique européenne est devenue « un véritable fétiche au sens religieux du terme. L’euro, c’est la religion de ce nouveau siècle, avec de faux prophètes aux prophéties sans cesse démenties, avec ses grands prêtres toujours prêts à fulminer une excommunication faute de pouvoir en venir aux bûchers ». Pour lui, « l’euro est devenu le symbole du crépuscule de la raison politique et économique ».
Les raisons de la crise de la zone euro
Pour lui, il y en a trois. Tout d’abord, l’euro impose un taux de change unique, qui ne peut pas convenir à des pays aussi différents en matière de productivité, de taux d’inflation structurel ou de spécialisation économique. En outre, les traités imposent un financement de la dette publique uniquement sur les marchés financiers. Ensuite, il souligne le rôle de la surévaluation chronique de la monnaie unique, qui pénalise grandement les économies européennes, comme Airbus…
Enfin, il y voit une crise de la gouvernance européenne, patente depuis deux ans. Après 19 sommets, les dirigeants de nos pays sont toujours dans l’incapacité de présenter une solution un tant soit peu crédible à la crise qui sévit depuis deux ans et demi ! Il souligne également à quel point la reprise par le Front National de ses arguments a parasité le débat, soulignant néanmoins qu’il n’est pas responsable de qui le reprend et que cela sert de rideau de fumée aux partisans de l’euro.
Pour lui, la monnaie unique est une mauvaise réponse à une bonne question, celle des perturbations provoquées par les mouvements anarchiques des taux de change. Pour lui, il y a une solution beaucoup plus simple, à savoir le contrôle des mouvements de capitaux, qui a démontré son efficacité dans les crises des pays émergents, comme le soulignent également Joseph Stiglitz et Paul Krugman. Malheureusement, cette idée est également discréditée de manière bien cavalière.
Le vice initial de l’euro
Pour lui, avec l’euro, c’est comme « si l’Allemagne obtenait un accès libre aux marchés de ses voisins, elle leur offrait la possibilité de s’endetter à bon compte… pour acheter des produits allemands ». La crise actuelle a boulversé ce compromis puisque les voisins de l’Allemagne ont vu leurs taux d’intérêt s’envoler, alors que « l’Allemagne, elle, bénéficie toujours de l’accès aux marchés de ses voisins ». Bref, il y a une rupture asymétrique des conditions du contrat initial.
Pour lui, « il y a bien une dimension pathologique, une dimension folle dans ce projet. C’est ce que l’on retrouve à chaque fois que l’on est confronté à la théorie néoclassique et à ses fantasmes glaçants d’homogénéité des agents et des situations (…). Parce que l’on croit détenir un savoir d’une essence supérieure, on veut à tout prix que la réalité s’y conforme ». Certains ont voulu montrer que l’euro allait créer les conditions de son fonctionnement (Aglietta, Orléan).
Pour lui, l’euro était vicié depuis le début car il nécessite une forte solidarité, mais « vouloir constituer ce sentiment d’appartenance collective par ce système et par ses crises probables revenait à mettre la charrue avant les bœufs ». Le saut quantique nécessaire (un décuplement a minima des sommes actuellement versées à l’Union Européenne), est totalement hors de question pour les pays qui seraient les créditeurs de ce système, et en premier lieu l’Allemagne.
Le mur de la réalité
Jacques Sapir montre qu’au contraire, l’euro a accentué la divergence des pays européens au lieu de permettre la convergence nécessaire, sur l’inflation, mais aussi la croissance, qui outre le fait de diverger au sein de la zone euro, baisse plus qu’ailleurs ! Il fait également un sort au mythe de l’euro protecteur, soulignant qu’il ne protège ni notre croissance ni de la spéculation… Je peux ajouter que la divergence d’une zone monétaire a été montrée par Paul Krugman.
Il souligne également le rôle de la politique néolibérale promue par l’Europe dans la crise que nous avons traversée. Cette déréglementation financière a créé les courroies de transmission de la crise venue des Etats-Unis à l’Europe et a également provoqué les énormes bulles immobilières espagnole et irlandaise. Il souligne le paradoxe de cette libéralisation extrême qui a abouti à rendre les Etats complètement dépendants de ces marchés à qui on a retirés toute entrave.
Enfin, il souligne qu’une monnaie unique pose de gros problèmes pour les échanges commerciaux. Il suffit en effet d’étudier l’évolution des balances commerciales depuis 10 ans pour constater que cette évolution n’était pas durable. Sapir dénonce également « l’impasse tragique de l’austérité et de la déflation », en soulignant que la récession induite, outre le fait d’être cumulative à l’échelle du continent, alourdit plus encore le poids de la dette, comme on le voit en Grèce.
L’impasse actuelle
Jacques Sapir revient sur quelques sommets pour en démonter les décisions qui ne font que renforcer l’impasse dans laquelle nous sommes. Il souligne que l’Allemagne est tout sauf un modèle, entre son krach démographique, sa très faible croissance depuis dix ans et le fait que sa réussite commerciale repose sur le fait que les autres pays ne suivent pas sa politique… Il s’oppose fermement à la camisole budgétaire que Nicolas Sarkozy, puis François Hollande, ont acceptée.
Il ne croit pas aux euros obligations, soulignant qu’en l’état, la note globale serait mauvaise et tendrait plutôt à renchérir les coûts d’emprunts de l’Allemagne et la France sans soulager suffisamment l’Espagne et l’Italie… Il souligne également que les « plans de sauvetage » de la Grèce sont bien plus coûteux qu’estimés, chiffrant à 345 milliards d’euros les besoins du pays de 2012 à 2019, une fois et demi son PIB, et conclut qu’une sortie serait moins chère.
Pour lui, le coût d’une aide aux banques frappées par le défaut de la Grèce serait largement inférieur, entre 110 et 160 milliards. Mais surtout, une sortie de l’euro, une dévaluation et un défaut permettraient à la Grèce de relancer son économie et de réduire le niveau du chômage. Il plaide pour une transformation de l’euro en une monnaie commune, une politique de réindustrialisation, allant de pair avec des mesures protectionnistes et enfin des mesures de justice sociale.
Jacques Sapir conclut son livre en prenant les exemples de l’Argentine, la Malaisie et la Russie pour montrer qu’il y a une issue à l’impasse actuelle et souligne que l’euro est dans sa crise terminale. Malheureusement, sa capacité de résilience est assez incroyable, même si l’issue semble déjà écrite.
Laurent Pinsolle – Porte-parole de DLR
Source : Jacques Sapir, « Faut-il sortir de l’euro ? », Seuil