Le Royaume-Uni vient de refermer une parenthèse de 48 années en quittant l’Union européenne le 31 décembre dernier. Toutefois, si les accords dits du Brexit ont bel et bien « durci » la plus petite frontière du monde dans le tunnel sous la Manche, ils en ont fait tomber une autre (guère plus longue) entre l’Espagne et Gibraltar.
Territoire ultramarin de 680 hectares occupant une situation géostratégique clef à la pointe sud de l’Europe, Gibraltar fait l’objet d’un litige tricentenaire entre le Royaume-Uni et le Royaume d’Espagne qui a contraint l’Union européenne à accorder à ce dernier un droit de véto lors des négociations, lequel aurait bien pu conduire à un no deal.
Après des années de discussions stériles menées par des diplomates dont le général de Gaulle nous disait déjà que la principale fonction consiste à faire éternellement durer les carreaux fêlés, un accord politique devait finalement être trouvé entre toutes les parties à quelques heures de l’échéance du 1er janvier 2021 sous la forme d’un arrangement dont la perfide Albion a le secret : le Rocher resterait britannique tout en rentrant dans l’espace Schengen… mais sans en ratifier les accords pour autant !
Comment est-ce possible ? D’un côté parce que Gibraltar n’est pas un État souverain doté de la capacité juridique de signer des traités, et de l’autre parce que tout le monde préféra un accord bancal à pas d’accord du tout.
Côté espagnol, il était en effet crucial que les 15 000 frontaliers de la région du Campo de Gibraltar puissent continuer à venir travailler quotidiennement dans la riche enclave britannique. Il était tout aussi important de permettre aux Llanitos (Johnnies en andalou) d’accéder le plus librement possible à la ville frontière de La Línea de la Concepción qui, économiquement sinistrée, ne survit que grâce aux emplettes des habitants de l’enclave (… et aux trafics de drogue et de migrants avec le Maroc).
Côté britannique, il s’agissait d’éviter un dommage collatéral du Brexit tout en respectant la volonté de 32 000 Gibraltariens qui avaient très clairement exprimé leur souhait de demeurer à la fois britanniques (2002) ET européens (2016) ; de préserver le tourisme et de s’épargner des problèmes logistiques majeurs dans une enclave où tous les produits alimentaires consommés sont importés.
L’accord, qui devra déboucher sur la ratification d’un traité en bonne et due forme avec l’Union européenne au terme d’une période transitoire de six mois prévoit, en l’état :
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L’élargissement de la route reliant le territoire à l’Espagne afin de fluidifier la circulation ;
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Le maintien d’infrastructures à la frontière avec gardes en faction ;
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L’intégration de Gibraltar dans l’espace Schengen ;
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Un contrôle effectif des passeports à l’arrivée dans l’enclave par voie maritime et aérienne, y compris pour les ressortissants britanniques ;
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La présence de membres de l’agence européenne Frontex au contrôle des passeports, les garde-frontières gibraltariens conservant le dernier mot en matière d’admission sur le territoire.
Enfin, l’accord n’affecte en rien l’exception fiscale dont bénéficie le Rocher en matière de TVA.
Alors que nous enseigne l’ouverture de cette nouvelle frontière aux confins de l’Europe ? Qu’une frontière est vivante et susceptible de changer de nature au gré des intérêts des États qu’elle protège ; qu’elle demeure aujourd’hui comme hier un élément crucial de toute négociation internationale dont elle constitue l’indispensable cadre.
Fermée, elle manifeste la défiance d’un peuple envers son voisin. Ouverte, elle témoigne de la confiance qu’il lui fait de s’imposer les mêmes règles qu’il s’impose à lui-même et de répondre de ses ressortissants. Quant à ses états intermédiaires, ils révèlent le niveau de crédit relatif qu’un pays accorde à un autre quant à la bienveillance de ses intentions et sa capacité à la maintenir dans la durée. On comprend dès lors aisément que quel que soit cet état, il ne saurait être définitif et oblige tout gouvernement responsable à l’affirmation et au bon entretien de ses frontières, fussent-elles grandes ouvertes.
On comprend tout aussi aisément que s’interdire par idéologie de les fermer revient à s’interdire de rester maître de son destin dans un monde en perpétuel mouvement. La France vient d’ailleurs d’en faire l’amère expérience en se résolvant à leur fermeture avec un an de retard sur un virus et ses variants qui ont malheureusement eu plus de temps qu’il n’en faut pour prospérer sur notre sol. Son affligeante incapacité à refouler les ressortissants étrangers non-détenteurs d’une attestation de test négatif à la covid depuis le début de la semaine prouve en outre la nécessité de maintenir des infrastructures en frontière, quand bien même ne seraient-elles pas utilisées en permanence.
Toutes ces considérations sonnent comme des évidences pour des Britanniques qui sont avant tout des iliens et qui ont parfaitement su jouer de ces subtilités :
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Durcissement de la frontière avec une Union européenne décevante ;
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Maintien du statu quo frontalier avec la République d’Irlande afin de préserver une paix chèrement acquise tout en conservant un pied dans l’Union ;
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Ouverture de la frontière avec l’Espagne en signe d’apaisement et, accessoirement, pour bénéficier des avantages de posséder un territoire (défiscalisé) dans l’espace Schengen sans avoir à en subir tous les inconvénients.
Quelle est donc la morale de cette histoire qui n’est peut-être pas si anecdotique qu’il n’y paraît ? Qu’il faut chérir nos frontières dont nous ne sommes que les dépositaires et qui constituent d’ailleurs bien plus souvent des soudures que des fractures ; qu’il faut avoir à cœur de les respecter et de les faire respecter, de veiller à ce que ceux qui les franchissent réalisent pleinement le privilège qui leur est consenti et comprennent sans le moindre doute possible que ce privilège peut être révoqué aussitôt qu’ils viendraient à le considérer comme acquis.
Car si la porte méridionale de l’Europe demeure pour l’instant dans l’Union grâce à un tour de passe-passe, la question est désormais de savoir s’il s’agira d’une porte blindée, d’une porte d’entrée ou d’une porte de saloon.
Jean-Marc Chipot
Délégué national adjoint aux affaires étrangères
Secrétaire départemental des Alpes-Maritimes
BIBLIOGRAPHIE
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https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/brexit-a-gibraltar-le-soulagement-d-avoir-evite-la-frontiere-dure-75bd996c3180c342cb00ed282f6024c7