Eric Anceau enseigne l’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne et à Sciences-Po Paris. Il coordonne le projet pour la France de Debout la France.
Une révolution est en train de s’accomplir dans le silence assourdissant des médias alors qu’elle va pourtant accélérer le déclin de de la recherche universitaire française dont bientôt l’excellence révolue sera un objet d’étude pour les historiens. En effet, un arrêté publié le 25 mai modifie l’essence même du doctorat, le plus élevé des grades universitaires qui remonte au XIIIe s. Jusque-là école de l’effort, capital pour la vie et sésame pour une belle carrière s’il est très réussi, le doctorat, en particulier en sciences humaines et sociales, est sacrifié sur l’autel de l’égalitarisme démagogique, pire ennemi de l’égalité républicaine, de l’utilitarisme court-termiste et de la bien-pensance. On peut résumer ce texte en trois points:
1) Au nom de l’économie marchande, le décret assigne moins comme objectif au doctorat la recherche et l’apport à la connaissance scientifique que la formation et la professionnalisation. En amont, il ne sera d’ailleurs plus nécessaire d’avoir obtenu un master qui attestait une compétence en matière de recherche pour pouvoir s’inscrire en thèse (article 11). Des mesures dérogatoires permettront par exemple de faire valoir les acquis de l’expérience (VAE). En outre, le doctorant pourra, à terme, valoriser un portfolio de modules professionnalisants, ce qui diminuera d’autant la part de la thèse elle-même dans la validation du doctorat (article 15). Enfin, comme ce n’est pas encore suffisant, l’arrêté supprime les mentions, sans doute trop stigmatisantes (article 19). L’égalitarisme confine ici à la médiocrité et ouvre la voie à tous les abus. Seuls les plus fortunés, les retraités et les bénédictins réaliseront encore des thèses comme elles existent aujourd’hui.
La réforme du doctorat coûtera cher aux universités.
2) Le texte avilit aussi le directeur de thèse dont l’encadrement de ses doctorants constitue sans doute la plus belle facette de la mission. Il perd son lien privilégié avec eux et est infantilisé. Son rôle devient comparable à celui des conseillers pédagogiques du secondaire, sans que cela n’ait rien de péjoratif pour ces derniers, mais il s’agit de deux professions différentes et qui devraient le rester. Le directeur est ravalé au niveau d’un simple rouage, soumis au contrôle de son administration, de ses collègues et de ses étudiants, par le biais de l’évaluation d’un «comité de suivi du doctorant» (article 13) dont un ancien et très estimable directeur général de l’enseignement supérieur et de la recherche me disait avant-hier qu’il s’apparenterait vite aux soviets. Il s’agit ici explicitement d’éviter les «conflits, les discriminations et les harcèlements». Sans nier leur existence, ceux-ci ont toujours été ultra-minoritaires. Or, ils déterminent l’économie générale du texte. A la confiance se substitue la défiance. En outre, le directeur ne décidera plus des soutenances. Il siègera certes encore au jury, mais il devra se retirer au moment de la délibération. Il sera alors évalué en même temps que son doctorant, par ses «pairs» habituels devenus en la circonstance ses juges. A ce prix, il pourra bientôt être désigné d’office pour encadrer telle thèse plutôt que telle autre, en fonction de l’offre et de la demande et de l’interchangeabilité des enseignants-chercheurs.
3) Enfin, la réforme coûtera cher aux universités. On voit ici à l’œuvre les méfaits d’une technocratie qui raisonne à partir de modèles, sans connaissance réelle du milieu qu’elle doit administrer ou réformer. Livrées à elles-mêmes par les deux lois d’ «autonomie» du supérieur (loi Pécresse sous l’ancienne majorité, loi Fioraso sous la nouvelle), les universités devront doter leurs écoles doctorales des moyens nécessaires pour organiser les formations requises, les stages professionnels, le suivi de carrière post-doctoral et ce avec des moyens qu’elles n’ont pas. A budget constant, elles devront donc rogner sur les autres missions: licence, concours, valorisation de la recherche…. En outre, toutes les procédures seront alourdies, mais les délais de dépôt des thèses et de remises des rapports des jurys seront parallèlement raccourcis. Il est à prévoir, comme le pensent certains des meilleurs spécialistes, que nous nous acheminerons vers une explosion du contentieux.
Cette réforme qui accentuera le déclin de l’Université française inquiète jusqu’à nos collègues étrangers, comme j’en reçois le témoignage depuis qu’elle est projetée. Nos élites administratives, issues pour la plupart de grandes écoles, jalouses de ne pouvoir bénéficier du titre doctoral, seul reconnu à l’étranger où l’ENA, pour ne prendre qu’un exemple, ne parle pas vraiment – c’est un euphémisme, ont naturellement demandé, préparé et appuyé le texte. Quant à nos élites politiques, elles sont en grande partie issues de la même consanguinité et méprisent donc souvent l’Université. Lorsqu’elles y sont passées, elles ont fréquemment arrêté leur cursus bien avant le doctorat, qui pour intégrer un syndicat destiné à leur ouvrir la porte de la politique, qui pour rallier directement un appareil partisan. On le voit, l’Université avait décidément trop d’ennemis!
Préférant l’étude sérieuse à la polémique souvent stérile, la plupart des enseignants-chercheurs n’ont pas l’habitude de se mobiliser. S’il est bien, cependant, une question qui le mérite, c’est celle-là, car il en va de l’avenir des professeurs et de leurs étudiants et, plus largement, de la recherche et de l’Université française.