11 NOVEMBRE 2015 | PAR DAN ISRAEL
Stéphanie Gibaud ne veut plus seulement être celle qui a dénoncé les pratiques d’UBS France en matière d’évasion fiscale. Elle est candidate de Debout la France à Paris pour les élections régionales des 6 et 13 décembre. À la grande surprise d’une partie de ses soutiens.
On l’a connue employée modèle dépassée par les conséquences de ses actions courageuses, en butte au rouleau compresseur UBS. On l’a vue se muer peu à peu en porte-voix hexagonale des lanceurs d’alerte, sur tous les plateaux et sur tous les fronts. Stéphanie Gibaud se réinvente aujourd’hui en candidate aux élections régionales, tête de liste parisienne de… Debout la France, le parti du très souverainiste Nicolas Dupont-Aignan.
Le député de l’Essonne savourait son coup lorsqu’il a annoncé sa prise, le 3 octobre sur France 3 Île-de-France. « Est-ce qu’il n’y a pas moyen de rassembler des énergies positives, des gens qui ont fait leurs preuves ? C’est simple », lançait-il. Jusqu’à cette annonce, Stéphanie Gibaud était connue comme ancienne responsable du service communication d’UBS France, poussée dehors pour avoir refusé, en 2008, de détruire des documents internes qui documentaient le système d’organisation d’évasion fiscale mis en place par la banque pour ses riches clients. En mars, elle a gagné son procès aux prud’hommes contre la banque, le jugement confirmant ses accusations de harcèlement moral et lui octroyant 30 000 euros de dommages et intérêts.
La lanceuse d’alerte a largement contribué à la compréhension du système UBS, que Mediapart a longuement raconté. Nous avons aussi détaillé l’histoire de Stéphanie Gibaud, et l’avions invitée à un de nos « lives » l’été dernier. Elle a également écrit un livre pour livrer son témoignage. Mais celle qui cosignait encore il y a quelques jours une tribune de soutien à Mediapart et @rrêt sur images dans le cadre de notre contentieux fiscal assume désormais son statut de tête de liste. « Mon militantisme porte sur la transparence de la vie publique. Mon programme n’est pas le rajeunissement des responsables politiques, mais le nettoyage, lance-t-elle, bravache. L’exemple doit venir d’en haut, quand on est élu, il n’y a pas d’autre choix que d’être exemplaire. » Outre cette exigence éthique, qui ne pourra se concrétiser que de façon modeste dans le cadre d’un conseil régional, elle indique vouloir suivre de près les questions budgétaires franciliennes : « Je me plonge dans mes feuilles d’impôt, je veux savoir comment est utilisé mon argent. »
Des préoccupations de « M. et Mme Tout-le-monde », très raccord avec le discours de son nouveau mentor politique : « Enfin un peu d’air, y en a marre de ces professionnels de la politique, incompétents et surtout malhonnêtes ! Stéphanie Gibaud est un beau symbole d’honnêteté et de courage pour Paris. » Le député récuse toute volonté de récupération politique, et assure simplement avoir « énormément d’admiration pour les lanceurs d’alerte » et trouver « Stéphanie très courageuse ».
Il faut reconnaître à Nicolas Dupont-Aignan une certaine constance sur les sujets de la fraude fiscale et de l’accompagnement de ses contempteurs. En juillet 2013, il faisait partie de la vingtaine de parlementaires à avoir interpellé le gouvernement, à l’initiative de Mediapart, sur la situation de Pierre Condamin-Gerbier, incarcéré en Suisse pour avoir brisé le secret bancaire de son ancien employeur, la banque Reyl, qui avait caché le compte suisse de Jérôme Cahuzac. Quelques mois plus tard, l’ex-candidat à la présidentielle achevait un rapport parlementaire sur la fraude fiscale avec le communiste Alain Bocquet, puis publiait un livre sur la question. Le sénateur communiste Éric Bocquet, très actif dans la lutte contre la fraude fiscale et frère d’Alain, sourit : « Le travail de Nicolas Dupont-Aignan sur les paradis fiscaux a été une sorte de révélateur pour lui, il était régulièrement plus percutant que mon frère sur ce dossier ! Leur attelage était improbable, mais efficace. »
C’est dans ce cadre que les routes de Dupont-Aignan et Gibaud se sont croisées. Le premier est entré en contact depuis 2012 avec Hervé Falciani, l’ancien employé de HSBC Monaco, parti avec les données de milliers de comptes occultes et à l’origine du scandale SwissLeaks. La seconde était devenue au fil du temps très proche du flamboyant informaticien, avec qui elle a eu le projet, avorté, de lancer une association de soutien et de coordination de l’action de lanceurs d’alerte. En 2013, près de l’Assemblée, Dupont-Aignan croise Falciani, en pleine discussion avec Stéphanie Gibaud. Le contact est établi, et le responsable politique l’entretient régulièrement.
« Il est le seul à m’avoir demandé si j’avais un travail, s’il pouvait faire quelque chose pour moi, lance la toute fraîche tête de liste. C’est le seul à m’avoir posé ces questions alors que pendant sept ans, on m’a laissée me débrouiller seule, sans job parce que mon nom faisait peur aux employeurs. En France, la justice ne protège pas les citoyens, les lanceurs d’alerte ne sont pas indemnisés à hauteur du préjudice subi. » Dans ces mots, on sent encore pointer l’amertume, la solitude et la dépression qui ont frappé depuis 2008. « Mais moi, je n’ai pas piqué dans la caisse, je n’ai rien fait de mal », lance-t-elle.
Au contraire, son action a permis en partie de lancer l’enquête pénale contre UBS, aujourd’hui mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale et démarchage illicite. La banque a dû payer une caution record d’1,1 milliard d’euros. Mais malgré des allusions et des demi-promesses, ni le fisc, ni les douanes, à qui elle a transmis de nombreuses informations, ne lui ont versé d’argent. Et malgré cinq lois votées en France les concernant au moins en partie, la plupart des lanceurs d’alerte ne bénéficient toujours pas de protection satisfaisante, comme le souligne Transparency international.
À 50 ans aujourd’hui, mère de deux fils de 13 et 22 ans, l’ancienne attachée de presse au RC Lens et à l’ambassade des États-Unis n’accepte pas ce qu’elle considère comme un abandon. Les embûches ne sont d’ailleurs pas toutes derrière elles : le jugement des prud’hommes est bien définitif, mais UBS France l’a attaquée en diffamation pour plusieurs passages de son livre, et son procès ne se tiendra pas avant 2017. « Elle a été sérieusement malmenée par la banque, elle a fourni beaucoup d’informations importantes et de valeur, mais la plupart des responsables politiques ont oublié de lui tendre la main. Le seul qui l’ait fait aussi clairement, c’est Nicolas Dupont-Aignan », rappelle son ancien collègue Nicolas Forissier, ex-responsable de l’audit interne d’UBS France, qui a lui aussi dénoncé les pratiques de l’établissement.
C’est aussi dans ce contexte qu’il faut lire l’adhésion de la jeune quinqua au discours de Dupont-Aignan. Il est l’un des rares députés de droite à avoir voté contre la loi de surveillance (tout comme les deux représentants FN). Auparavant, il s’était publiquement réjouide la victoire de la lanceuse d’alerte aux prud’hommes, puis ils ont cosigné une tribune réclamant une « rémunération décente » pour ceux qui ont fait comme elle.
Malgré ces indices, l’annonce soudaine d’une association de Stéphanie Gibaud et d’un homme très marqué à droite en a fait sursauter plus d’un. Après tout, elle a beaucoup fréquenté des politiques de gauche, socialistes et communistes, et était l’invitée des Journées d’été d’Europe-Écologie en août dernier, au même titre que Julian Assange (qu’elle a d’ailleurs rencontré à Londres peu après). Elle doit aussi se rendre prochainement en Argentine une semaine pour participer à la formation des inspecteurs du fisc. Ce que ses hôtes n’avaient sans doute pas vu, c’est qu’elle s’est aussi déplacée aux universités de Debout la France, où Jean-Pierre Chevènement a fait une apparition remarquée.
« Je n’avais jamais dit que j’étais de gauche », glisse-t-elle. Si Dupont-Aignan la classe parmi les « gaullistes sociaux, profondément », elle prend tout de même soin d’indiquer qu’elle n’est pas encartée, qu’elle reste indépendante dans ses positions, et que « l’honnêteté n’est ni de droite, ni de gauche ». Elle semble néanmoins séduite par les axes de campagne de son mentor, y compris son soutien outré aux automobilistes contre les « écolo-socialistes » et sa priorité affichée en faveur des SDF et des Français pauvres plutôt que des migrants.
Personne ne souhaite critiquer publiquement le choix d’une femme qui a payé cher le fait d’avoir voulu rester honnête. Ainsi, le communiste Éric Bocquet ne veut-il dire que du bien de son changement de statut : « Elle a voulu passer à une forme d’action, d’engagement, et c’est suffisamment rare aujourd’hui pour qu’on s’en félicite, dit-il. Il y a aujourd’hui un tel écart entre les responsables politiques et la population que toute forme de rapprochement, aussi modeste soit-elle, est bénéfique. »
Mais discrètement, plusieurs responsables de gauche se disent gênés, voire déçus. Ceux qui l’ont exprimé le plus fortement sont sans doute les responsables syndicaux affiliés à la CGT et d’anciens adhérents de l’association anticorruption Anticor, avec qui elle avait le projet très avancé de monter une ONG aidant, coordonnant et organisant les actions des lanceurs d’alerte. « Dommage que tu aies préféré l’attrait médiatique d’une campagne électorale au travail de long terme que nous étions en train d’engager », lui ont écrit certains d’entre eux.
Au Parlement européen, dans les groupes de gauche, très engagés en faveur de la défense des lanceurs d’alerte, on s’inquiète aussi de la voir prendre des coups durant la campagne ou de s’isoler de ses potentiels alliés en critiquant trop durement socialistes ou écologistes. « Et si sa liste obtient plus de 5 %, se posera la question des alliances de deuxième tour, glisse un collaborateur. Avec qui va-t-elle travailler ? Le FN ? L’UMP Île-de-France ? D’ici là, son défi va être de ne pas se mettre trop de monde à dos. »