Laurent Pinsolle, délégué national DLR à l'Equilibre des Comptes publics et au Patriotisme économique, a accordé un entretien au site Atlantico sur ArcelorMittal, l’Europe et le protectionnisme. Il fait partie d’une série d’entretiens croisés « Quand les emplois français dépendent de capitaux étrangers à la Mittal : la nationalité des investisseurs est-elle vraiment une donnée neutre ? » avec également Sylvie Goulard, députée européenne Modem, et Michel Fouquin, directeur adjoint du CEPII. Vous pouvez retrouver ici l'intégralité de cet entretien.
Atlantico : Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, a menacé de nationaliser le site de Florange pour le sauver. En 2006, Mittal a mené une OPA hostile pour absorber Arcelor, fleuron européen de la sidérurgie. A l’époque beaucoup d’observateurs avaient pronostiqué ce qui est en train de se passer aujourd’hui. N’était-ce pas à ce moment-là que la France et l'Europe aurait dû réagir ?
Laurent Pinsolle : Bien sûr. C’est d’ailleurs ce qu’avait pronostiqué Nicolas Dupont-Aignan en juin 2006, un des seuls parmi la classe politique à s’opposer au rachat d’Arcelor par Mittal. En outre, il y avait de nombreuses raisons de s’opposer à un tel rachat, puisqu’Arcelor et Mittal étaient alors les N°1 et N°2 de l’acier. Par-delà le patriotisme économique (qui avait poussé le gouvernement à refuser à l’avance un éventuel rachat de Danone par PepsiCo), la politique de concurrence pouvait parfaitement justifier le refus de cette OPA. Il n’est pas sain pour la concurrence que les N°1 et N°2 d’un marché fusionnent.
Quand l'Europe comprendra-t-elle qu'un investisseur étranger n'est jamais neutre et qu'il arrive avec ses propres intérêts et son propre système de valeur ?
Si l’on se fie aux traités, jamais. L’intégralité des traités signés depuis 1986 ont un biais néolibéral caractérisé qui empêche toute forme de protectionnisme ou de protection des intérêts nationaux ou même européens. Par exemple les traités européens précisent que les mouvements de capitaux doivent être totalement libres, non seulement au sein de l’UE, mais également avec le reste du monde, ce qui condamne théoriquement l’intervention des Etats contre les investissements étrangers.
Cette naïveté congénitale de l’Union Européenne se retrouve dans les négociations commerciales. Si on prend le secteur de l’automobile, nous avons signé un accord d’ouverture aux importations venues du Japon en 1991, puis un accord d’ouverture aux importations venues de Corée du Sud en 2011. Pourtant, il n’y a pas eu la moindre contre-partie à l’égard des constructeurs européens au Japon et en Corée du Sud ! Dans ces deux pays, les marchés automobiles restent totalement fermés (plus de 95% des véhicules vendus sont produits localement), ce qui les met à l’abri de la concurrence internationale et leur assure des profits qu’ils investissent ensuite dans les autres pays pour prendre des parts de marché aux constructeurs nationaux. Il est probable que cette Europe finira par ouvrir nos marchés aux véhicules chinois dans quelques années, même si la Chine continue à fermer ses frontières aux importations.
Les pays émergents, qui ont besoin des technologies européennes pour progresser, ont intérêt à investir dans des pays européens endettés. Mais à quel prix ? Les valeurs sociales de l’Europe sont-elles menacées ?
Les pays émergents trouvent en Europe non seulement des technologies de pointe (Mittal était spécialisé dans les aciers bas de gamme et a gagné l’expertise des aciers spéciaux d’Arcelor) mais aussi des marchés où vendre leurs produits. Après avoir obtenu les clients et consolidé le secteur, ils peuvent ensuite délocaliser la production (et même la recherche) pour améliorer leur rentabilité, au prix d’une désindustrialisation massive de notre pays.
Il est bien évident que si nous poursuivons dans cette direction, c’est le moins disant salarial, social, environnemental et fiscal qui gagnera. Et les pays de l’Europe occidentale ayant les plus hauts standards de la planète, nous finirons par y perdre notre modèle social.
Face à des pays émergents qui agissent comme des prédateurs, l’idée occidentale d’un monde ouvert et pacifique n’est-elle pas finalement assez naïve ?
Bien sûr. D’ailleurs, il faut noter que tous les pays ne sont pas aussi naïfs que l’Europe. Les Etats-Unis ont une approche beaucoup plus pragmatiques. Ils interdisent les rachats d’actifs stratégiques à la Chine, qui n’a pas pu racheter une compagnie pétrolière ou un port récemment. De même, ils ont mis des droits de douane importants sur les pneus chinois pour protéger leur industrie, quand l’Europe les laisse rentrer quasiment librement. Tous les pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Chine) ont également une attitude sélective et n’acceptent pas n’importe quel rachat.
Aujourd’hui, il n’y a que l’Union Européenne qui laisse faire la loi de la jungle sur son territoire au nom d’une concurrence libre et non faussée qui camoufle en réalité une concurrence profondément déloyale entre les Etats. Cela explique en bonne partie pourquoi notre continent affiche une si faible croissance depuis une dizaine d’année, car ces problèmes ne sont pas nouveaux.
L’Europe s’est construite sur le principe de la concurrence libre et non faussée. Dans un contexte de mondialisation et de concurrence féroce, ne doit-on pas faire évoluer ce principe ?
Bien sûr, il faudrait le faire évoluer. Mais le problème est que tous les traités européens ont un biais néolibéral extrêmement fort et qu’il ne faudrait pas seulement les re-négocier car tous les articles sont issus de cette même inspiration néolibérale, mais carrément les dénoncer dans leur intégralité pour en négocier de nouveaux. Et à 27, cela est quasiment impossible car quelques pays (Grande-Bretagne, Hollande, Luxembourg…) ont construit leur économie pour en profiter.
Faut-il ouvrir le débat sur le protectionnisme européen ?
Bien sûr. Le protectionnisme serait un moyen particulièrement efficace pour protéger le site de Florange, comme je l’avais affirmé début octobre. Si nous protégions les aciers d’entrée de gamme de la concurrence de pays à bas coûts salariaux (comme les Etats-Unis le font), cela aurait sans doute permis de maintenir un volant de chiffre d’affaires suffisant pour maintenir la production de Florange.
Plus globalement, dans un monde où il y a de telles différences de salaires, de niveau de protection sociale ou de normes environnementales, il est essentiel de mettre en place des écluses tarifaires entre les différents pays pour provoquer une convergence vers le haut et non vers le bas. En l’absence de toute protection, l’harmonisation se fera par le bas, comme on le constate aujourd’hui. C’était le raisonnement de notre seul « prix Nobel d’économie », Maurice Allais, qui était pourtant un libéral à la base, mais un libéral pragmatique et humaniste. Il ne s’agit pas de fermer nos frontières et de vivre en autarcie, mais d’échanger de manière libre avec les pays comparables aux nôtres et de mettre en place des écluses ciblées pour les autres pays. De même, un pays doit pouvoir viser une certaine auto-suffisance dans les secteurs qui lui semblent stratégiques.
Il faut noter que les écluses ne sont pas seulement nécessaires avec l’Asie et l’Afrique mais également au sein de l’Union Européenne puisque les salaires sont 5 à 10 fois plus bas qu’en France dans la partie orientale de l’Europe. Alors que le coût horaire moyen total du travail est de 34 euros en France, il est de 3,5 euros en Bulgarie et 7 euros en Pologne. Du coup, les débats sur notre compétitivité sont assez dérisoires si on n’évoque pas la question du protectionnisme et que l’on se contente de baisser notre coût du travail horaire de 1 à 2 euros.
L’Europe a-t-elle les moyens d’imposer de nouvelles règles ? Lesquelles ?
Bien sûr. Les pays asiatiques ou d’Amérique Latine ont mis en place des politiques protectionnistes extrêmement volontaristes sans provoquer de guerre commerciale. La Chine a longtemps taxé à 100% les véhicules importées (pour imposer à tous les constructeurs d’implanter une usine localement) sans la moindre réaction de notre part. Le Brésil et l’Argentine protègent leur industrie automobile. L’Argentine a décidé de reconstruire une industrie du jouet. Les deux pays imposent aux constructeurs de téléphone portable et de tablettes de construire des usines chez eux.
Presque tous les pays du monde, à part les pays de l’Union Européenne, pratiquent des formes de protectionnisme, sans provoquer de guerres commerciales. L’Europe est aveuglée par le dogmatisme de ses élites et cadenassée par les traités qu’elle a signés. En outre, seul un pays qui a fort excédent commercial est théoriquement en mauvaise position pour pratiquer le protectionnisme car il a plus à perdre que les autres. Ici, l’Europe est en large déficit avec la Chine, donc nous pouvons parfaitement mettre en place une politique protectionniste. Les exemples de la Corée du Sud, du Brésil ou de l’Argentine (des pays plus petits que nous économiquement), montrent que cela est possible.
Nous avons le choix des armes : droits de douane, quotas, normes… Il ne manque que la volonté politique et revenir sur les traités européens qui nous en empêchent théoriquement. De même, nous pouvons mettre en place une taxe carbone qui permettra d’égaliser les conditions de concurrence environnementale entre les différents pays.