Découvrez la tribune de Jean-Philippe Tanguy sur Rue89:
Je n’étais qu’une ombre. Presque rien. Pourtant, invisible des puissants, j’ai beaucoup vu de leur actions. Presque tout.
J’ai quitté ce monde pour lequel on m’avait préparé et formé, parce qu’il contrevenait aux valeurs simples qui m’avaient fait choisir la voie de l’industrie : la foi dans le travail et le progrès ; la conviction qu’un peuple n’est rien sans fleurons nationaux.
Au sein du cabinet de Clara Gaymard
Mais parce que dans le monde des affaires, aucun autre intérêt que celui des actionnaires ne prévaut. L’erreur fondamentale d’analyse et de stratégie commise par les dirigeants français depuis 30 ans, amplifiée par le delirium libéral de Bruxelles, est de croire que la mondialisation est un monde merveilleux où l’intérêt général sera défendu par la somme des intérêts particuliers.Non pas que ces groupes soient mal gérés, bien au contraire. Non pas que les personnes qui les dirigent soient mal intentionnées, loin de là.
Au contraire, la mondialisation renforce chaque jour cette bonne vielle géopolitique égoïste qui lie une entreprise à sa nation-mère. Le renflouement massif des banques « internationales » par les contribuables tout à fait nationaux l’a suffisamment rappelé….
Après la crise, GE reconstruit son empire industriel
J’arrive en 2010, GE est alors marqué par deux échecs qui vont transformer sa stratégie globale et sa relation avec la France.
D’une part, la crise des subprimes a failli détruire le conglomérat. Depuis les années 80, le groupe s’est éloigné du legs de Thomas Edison pour se concentrer sur la finance. GE n’est plus qu’une banque monstrueuse qui détient par ailleurs des usines.
Malgré son poids financier, GE a réussi à échapper aux contraintes de la supervision bancaire, histoire de gagner sur tous les tableaux. Pourtant avec la chute de Lehmann, cette attitude irresponsable l’écarte du bail-out de l’administration Bush, qui finalement le sauve in extremis, en toute illégalité.
Cette triste expérience convainc Jeffrey Immelt, le PDG de GE – qui deviendra le conseiller à l’emploi de Barak Obama – qu’il est grand temps de retrouver la vocation industrielle de l’entreprise. Dans un monde où plusieurs milliards de consommateurs vont accéder au confort occidental, les équipements lourds et les infrastructures promettent, à défaut de performances artificielles, une prospérité de long terme. Seul le microcosme parisien a loupé cette évidence.
GE perd. GE n’aime pas perdre…
D’autre part, l’échec de l’acquisition de la filiale T&D d’Areva par GE en 2009, au profit d’Alstom, a changé les relations entre les deux groupes.
La filiale T&D appartenait à l’origine à Alstom, c’est un joyau que tous les groupes convoitent, aussi bien GE que Siemens. Il s’agit des équipements qui permettent de transporter l’électricité de la centrale jusqu’à la prise de courant. C’est une filière très rentable mais qui demande beaucoup de capital. C’est pour cette dernière raison qu’en 2004, quand Alstom est au bord de la faillite, la commission de Bruxelles lui ordonne de s’en séparer pour recevoir l’aide de l’Etat. Les commissaires ne veulent pas d’aide sans soldes d’hiver sur l’industrie française.
En 2009, Alstom va un peu mieux et souhaite désormais récupérer son ancien fleuron. A ce moment, c’est l’Etat qui décide car il possède Areva. Mais l’Etat ne lui donne pas les moyens de le faire seul. Il exige l’aide de Schneider pour financer l’opération, et donc scinder les actifs. Le bon ami Bouygues, qui possède 30% d’Alstom, est de la partie et fait définitivement pencher Sarkozy pour cette solution certes française, mais boiteuse.
GE perd. GE n’aime pas perdre et sait que GE finira par gagner : Alstom a montré qu’elle était faible, et que les dirigeants français n’avaient pour elle ni ambitions ni moyens.
Converteam : l’Etat major français liquidé
En revanche aux Etats Unis, l’industrie est redevenue stratégique, au delà des slogans. Jeff Immelt ne pose pas en marinière mais a fait le plein de trésorerie en vendant des activités non stratégiques. Il sait qu’il peut compter sur le soutien indéfectible de Barack Obama. Une première manche permettra de montrer la nouvelle force de GE face à un Alstom faible et sans soutien politique : l’achat de Converteam.
Converteam est un autre joyau bradé en 2004 par Alstom sur les mêmes ordres absurdes de Bruxelles. Son histoire est celle d’une escroquerie d’Etat franco-française qui mériterait à elle seule un récit.
Une fois encore Alstom voudrait récupérer ce qui lui appartient. Pourtant cette fois l’Etat, émasculé par l’Union Européenne, ne peut rien faire contre un actionnariat privé. GE le sait, GE est plus riche, GE écrase Alstom et récupère le fleuron national au prix fort, celui que Bruxelles n’a jamais donné à Alstom.
A cette époque, je suis là. J’assiste, médusé, à la couardise de Christine Lagarde, qui se contente de quelques promesses gribouillées sur un morceau de papier pour solder l’intérêt national.
Ces promesses ne seront d’ailleurs jamais respectées : c’est un pur mercenaire de GE, Joe Mastrangelo, qui sera nommé immédiatement à la tête de GE Power Conversion (nouveau nom de baptême). Le siège déménage de Massy vers Paris, l’Etat major français est liquidé.
Il faut vivre une aventure industrielle
Rien de grave vous direz-vous ? Pourtant tout est là. L’indépendance d’une entreprise ne se mesure pas quand tout va bien, quand l’argent rentre et que tout le monde est content. Quand tout va bien, personne ne voit que les décisions ne sont plus prises dans l’intérêt de la France, mais celle du nouveau groupe, que les brevets sont transférés, que les savoir faire sont absorbés.
Le massacre n’est visible que quand les mauvaises nouvelles arrivent, que le site n’est plus, réellement ou « financièrement » rentable, que tout peut disparaître puisque l’essentiel est déjà ailleurs.
Il faut passer sur une friche industrielle et rencontrer les personnes qui y travaillaient pour comprendre le drame que constitue une fermeture d’usine.
Vue depuis les beaux esprits, une usine n’est qu’un lieu dangereux pour l’environnement et éprouvant pour les ouvriers.
Il faut vivre une aventure industrielle pour comprendre qu’il n’en est rien. Chaque ouvrier, chaque ingénieur qui travaillent sur un projet, par delà la difficulté, a le sentiment de contribuer à quelque chose de plus grand que lui.
Les beaux esprits ne comprennent pas qu’un ouvrier soit prêt à faire sauter une usine qui délocalise, qu’un syndicaliste saccage sans regret, et à raison, une sous préfecture quand l’Etat laisse faire la sauvagerie financière. Ces beaux esprits n’ont jamais participé à autre chose que leur propre vie, ils ne savent pas que la dureté de l’industrie est une promesse d’œuvre commune. Une œuvre qu’il faut des décennies à construire, quelques jours à détruire. Trois en l’occurrence pour Alstom.
Alstom ou 50 milliards de commandes
GE n’est pas une mauvaise entreprise. C’est une entreprise magnifique. Mais les intérêts de GE sont les intérêts de GE… et des Etats-Unis. Il arrive assez souvent que les intérêts de GE ne soient pas les intérêts de la France. Et la France perd toujours puisqu’elle n’est plus défendue.
Ainsi, lors d’un récent contrat géant avec l’Algérie pour des turbines à gaz remporté par GE, tout aurait du conduire à ce que ces turbines soient produites à Belfort, site français de GE. Mais non, elles seront produites de l’autre côté de l’océan, aux Etats unis. Car l’emploi américain n’attend pas.
L’avenir d’Alstom n’intéresse absolument pas GE. Ce qui intéresse GE, c’est ce qu’Alstom peut lui apporter. Point final. C’est d’ailleurs le rôle de GE, la défense de la France revient aux dirigeants de notre pays, pas à Jeff Immelt.
Arcelor, Pechiney, Solvay ont montré ce que les garanties valaient dans le monde des affaires : Rien du tout. Notre pays solde sur la base de vaines promesses tout ce que des générations d’ouvriers, d’ingénieurs et de rêveurs ont créé.
Alstom na va pas si mal : 50 milliards de commandes, trois ans de plan de charge, une marge bénéficiaire, une rentabilité de 4%. Mais Alstom est trop petit, il faut lui redonner la taille que l’Etat lui a volée.
L’escroquerie Siemens
Alstom n’est ni plus ni moins que le cœur battant de l’industrie française. Il est l’instrument de notre futur, tant sur la poursuite du nucléaire que sur le développement des nouvelles énergies. Perdre cette entreprise marquerait la fin, pure et simple, de la filière énergétique française. La fameuse transition énergétique que tous appellent de leurs vœux ne sera qu’une chimère : c’est sur catalogue américain ou allemand que Ségolène Royal achètera ses éoliennes ?
Croire que Siemens est un cheval blanc est une escroquerie à laquelle seule Arnaud Montebourg semble croire. Par un heureux hasard, le projet annoncé par François Hollande en janvier dernier deviendrait une réalité en quelques mois…
Or tout le monde sait que Siemens essaie de mettre la main sur Alstom depuis au moins dix ans. Cette acquisition a toujours fait l’objet d’un tir de barrage de l’ensemble des forces vives d’Alstom, de l’Etat major aux syndicats. Siemens est le concurrent frontal d’Alstom et sa stratégie condamne le nucléaire. Siemens a d’ailleurs malmené Areva lors de leurs courtes noces et a été condamné pour cela.
Offrir Alstom à Siemens sera un bain de sang industriel et social. Dans cinq ans, Siemens aura consumé Alstom en supprimant toutes les activités concurrentes que le Français opposait à l’Allemand sur le continent. La manipulation du méchant américain GE par le gouvernement Hollande ne fait pas illusion et la solution GE serait même moins pire que Siemens.
Les garanties offertes par Siemens, à savoir ses activités médiocres dans le transport à grande vitesse, sont une insulte à l’intelligence. Alstom offrirait à Siemens ce qu’il n’a pas, et Siemens donnerait à Alstom ce qu’il a déjà (un TGV bis, qui ne va pas très fort). La belle affaire ! D’autant que la filière de transport urbain très rentable de Siemens resterait bien allemande.
Tout fusionner et vite. De l’audace !
La triste vérité c’est que la France n’a plus aucune stratégie industrielle. Le sort d’Alstom est le résultat d’une série de graves erreurs nées dans l’esprit perdu de Serge Tchuruk, feu patron d’Alstom-Alcatel, qui rêvait d’une industrie sans usine. Quand tous les pays du monde renforçait leurs conglomérats (l’américain GE, l’allemand Siemens, le japonais Toshiba, le coréen Samsung), la France détruisait les siens en une myriade de confettis incapables de peser.
On ne peut pas avoir de politique industrielle sans investir et prendre des risques. La seule solution pour Alstom est française. L’Etat doit immédiatement organiser la constitution d’un champion technologique national en fusionnant au moins Alstom, Schneider, Safran, Areva et Nexans.
La France doit enfin retrouver cette confiance un peu folle en elle-même, qui lui a permis de créer des fleurons industriels dans lesquels personne ne croyait. De l’audace, encore de l’audace et la France sera sauvée.