Comme des soldats montent au front, le cœur lourd et la tête basse. Comme des moutons derrière le mauvais berger qui les conduit à l’abattoir. Comme des garnements qui ont résolu de faire l’école buissonnière. Disciplinés, résignés, mais démoralisés. Marchant en troupeau sans chercher à savoir où on les mène. Ou bien décidés à suivre les chemins écartés de l’abstention et invoquant pour se justifier leur dégoût des sortants, leur rejet du « système », leur désir d’en finir avec « la politique », comme si les sortants n’étaient pas les premiers bénéficiaires de l’abstention, comme si l’histoire des nations, comme si notre histoire s’était jamais écrite sur le bord des étangs où l’on pêche à la ligne.
Ainsi les Français, il y a moins d’un an, s’apprêtaient-ils à vivre ou plutôt à subir l’élection présidentielle de 2017, sans enthousiasme, sans appétit, sans espoir, tant cette élection semblait sans surprise, sans signification et sans intérêt. Les cartes et les rôles n’étaient-ils pas déjà distribués, le scénario écrit, l’issue connue ? Le podium était prêt sur lequel monteraient les trois candidats arrivés en tête au premier tour et le seul suspense résidait dans l’ordre des gagnants. Des représentants des deux grands partis de gouvernement, lequel serait opposé au second tour à la candidate du Front national ? Le point commun aux Républicains et aux socialistes était que deux tiers des votants ne se retrouvaient ni dans les uns ni dans les autres, mais en toute hypothèse la défaite de Marine Le Pen, face à celui des deux qui resterait en lice, était assurée, puisque deux tiers des votants ne voulaient toujours pas d’elle. Donc, Hollande – ou Sarkozy – contre le Pen, comme il y a cinq ans. ? Et Sarkozy –ou Hollande – de nouveau à l’Elysée, pour cinq ans ? Exaltante perspective, en vérité.
Seulement voilà, rien ne s’est passé comme convenu, rien ne s’est passé comme prévu, rien ne s’est passé et rien ne se passe comme on nous l’avait annoncé, comme on voulait nous l’imposer. A la chorégraphie classique, réglée d’avance par les « grands partis » et les médias qui leur font escorte, s’est substitué le plus radical, le plus inattendu, le plus débridé des chamboule-tout. Successivement l’on a vu s’effondrer sous le tir des votants des primaires, ou sous le choc de l’évidence, Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, François Hollande… Aujourd’hui même, au moment où ces lignes sont écrites, la défaite de Manuel Valls dans la primaire made in Solferino paraît certaine, et voici qu’à son tour François Fillon, colosse aux pieds d’argile, semble trébucher sur l’avant-dernière marche de l’escalator qui devait le mener au triomphe.
Comment expliquer, comment analyser l’improbable série d’événements qui ont vu, à droite comme à gauche, des outsiders déjouer les pronostics et balayer les favoris, quitte, à peine promis au trône, à être balayés à leur tour ? Comment se fait-il qu’à trois mois de l’échéance, la liste de ceux qui se présenteront en définitive à l’élection présidentielle ne soit toujours pas fixée, pas plus que les chances des uns et des autres ?
Il est d’ores et déjà possible de tirer les enseignements de faits particuliers qui a priori pouvaient sembler sans lien. Tout d’abord, être ou avoir été chef de l’Etat ou chef du gouvernement, bien loin de constituer un avantage, est actuellement un handicap. L’expérience invoquée par les uns ou les autres a laissé un mauvais souvenir. Leur envie de remettre ça n’est de toute évidence pas partagée par les votants. Avoir gouverné, donc avoir échoué, être issu d’un des deux grands partis de gouvernement, ne confère aucune légitimité, bien au contraire. Les sortants, réputés à juste titre comptables et coupables de bilans désastreux équitablement partagés entre gauche et droite ont discrédité la politique et se sont discrédités eux-mêmes. Pour longtemps.
Deuxième leçon, tirée de l’actualité récente, internationale et nationale. La Grèce a donné le signal, lorsqu’elle a fait passer le Parti socialiste local, le PASOK, indéboulonnable pilier de la vie politique locale, de 40% à 5% des suffrages. Sur cette ruine, Syriza a assis son pouvoir. L’irruption de Podemoset de Ciudadanos a profondément modifié le paysage politique espagnol. La percée du Mouvement Cinq étoiles en Italie peut le conduire au gouvernement d’ici la fin de l’année. La spectaculaire ascension d’AfD remet en question l’équilibre cinquantenaire sur lequel reposaient l’Allemagne et sa chancelière. Par-dessus tout, la victoire du Brexit outre-Manche et celle de Donald Trump outre-Atlantique ont marqué l’intensité de l’exaspération populaire contre les oligarchies les mieux installées.
A la lumière même des bouleversements dont ils ont été les auteurs, les peuples ont de nouveau compris la force de l’arme fatale, de l’arme absolue que le suffrage universel met entre leurs mains. Ils se sont réveillés, ils ont manifesté leur volonté d’arracher aux élites dominantes et complices la maîtrise de leur destin. Et notre peuple, ce vieux peuple français, si las, si sceptique, si blasé, qu’on le croyait revenu de tout et dégoûté de lui-même, paraît enfin décidé à tirer les conséquences des causes qui ont fait son malheur.
Quoi que l’on pense de François Fillon – qui n’est assurément pas le pire des hommes politiques français – et de son programme – qui est le pire des programmes proposés aux électeurs français – si, vainqueur annoncé il chancelle aujourd’hui avant même l’entrée dans la dernière ligne droite de la compétition, c’est qu’il ne répond pas aux quatre conditions désormais exigées de tout candidat à la présidence de la République française : n’avoir été associéd’aucune façon à la gestion de la France depuis vingt ans, avoir pourtant prouvé sa compétence, être porteur d’une vision de l’avenir dans un monde qui change, avoir toujours fait preuve d’une probité exemplaire
Notre candidat coche ces quatre cases. Et c’est pourquoi, au seuil de l’année nouvelle, il porte notre espérance. Rien ne va plus, mais les jeux ne sont pas faits.
Dominique Jamet.