Si la guerre, pour reprendre la fameuse définition de Carl von Clausewitz, ce général prussien plus célèbre comme théoricien que comme praticien de l’art militaire, n’est rien d’autre que « la continuation de la politique par d’autres moyens », la formule peut aussi bien être inversée, tant la politique est parfois d’évidence la continuation de la guerre par d’autres moyens, l’une comme l’autre étant finalement fondées sur des rapports de force.
Il est vrai que les moyens de la guerre et ceux de la politique ne sont pas les mêmes, – celle-ci est censée ne pas recourir à la violence, consubstantielle à celle-là – mais le but de la guerre est bien d’atteindre des objectifs politiques, et, de son côté, lorsque les armes se taisent, la politique, qui fait sa réapparition sous le nom élégant de diplomatie, est étroitement conditionnée par les résultats de la guerre, sur la base desquels il s’agit de retrouver et d’organiser la paix.
Encore ne faut-il pas se tromper de tempo. A partir de quand et jusqu’à quel point la parole est-elle aux armes, à partir de quand et sur quelles bases, les armes cédant à la toge, le champ de bataille doit-il faire place au tapis vert des tables de négociation ? « Il faut savoir terminer une grève », disait Maurice Thorez au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il faut savoir terminer une guerre, et c’est encore plus difficile.
Le conflit syrien entrera bientôt dans sa sixième année. Approche-t-il enfin de son terme ? Pour la première fois depuis longtemps, une aube d’espoir, encore hésitante et fragile, se lève sur les ruines et les tombes. L’heure a-t-elle enfin sonné d’une trêve durable, qui déboucherait sur un cessez-le-feu réel, préalable à la construction d’un nouvel équilibre, et du retour de la paix ?
Ne nous leurrons pas. Une première étape est franchie, mais la voie déblayée par l’effondrement de l’opposition interne n’est pas encore rouverte à la circulation. Le drame syrien, depuis 2011, n’a pas seulement changé de dimension mais de nature. De nouveaux enjeux sont apparus, de nouveaux acteurs sont intervenus, de nouveaux adversaires ont surgi. Il ne s’agit plus depuis déjà longtemps d’une révolte et de sa répression, d’un « massacre » ou d’une simple et atroce guerre civile. Le choix n’est plus entre le soutien à une sanglante dictature familiale et son remplacement par des forces démocratiques de plus en plus hypothétiques, mais entre la mainmise de Daech et de la nébuleuse des groupes fanatiques qui lui sont associés ou la victoire de la coalition hétéroclite qui est supposée défendre la civilisation contre la barbarie. La guerre en Syrie est aujourd’hui un élément parmi d’autres de la guerre engagée sur tous les fronts du Proche-Orient, du Moyen-Orient et d’ailleurs par un islamisme sans frontières et sans faille contre tout ce qui lui fait obstacle.
Une propagande doucereuse et multiforme nous a seriné pendant des années qu’en Syrie la solution ne pouvait être que politique et qu’il fallait soutenir contre l’horrible Bachar les diverses et sympathiques factions qui prolifèraient sur place, y compris les plus extrémistes. Ce fut peut-être vrai, ce ne l’est plus. Ceux qui adhèrent encore à cette thèse, naïfs, capitulards ou complices, font inconsciemment ou délibérément le jeu de l’ennemi. Imagine-t-on Roosevelt, et Churchill, entre 1941 et 1945, retenant leurs coups contre les puissances de l’Axe, parachutant des armes à des fascistes modérés, envisageant une paix de compromis avec le Grand Reich, repoussant avec horreur l’idée d’une coopération avec l’URSS stalinienne ? S’ils avaient fait la guerre à l’Allemagne nazie ou au Japon impérial comme les Etats-Unis, les émirats et l’Union européenne la font à Daech, Hitler et ses fidèles auraient encore longtemps fait la fête dans le bunker de la Chancellerie.
Ceux qui font la guerre à moitié, fût-ce avec les meilleures intentions du monde, ne font que la prolonger et l’envenimer. Des cris de réprobation et d’horreur ont accompagné la bataille d’Alep. Les bons apôtres de la riposte graduée ont parlé de crimes de guerre comme si la guerre n’était pas un crime. Mais Alep est tombée. Autre front, autre méthode, la guerre à petit feu, la drone de guerre. Au rythme actuel, c’est pour des mois encore, sinon davantage, que Mossoul et Raqqa sont condamnées à une double peine : courber la tête sous les bombardements « ciblés » de l’aviation occidentale, qui sèment la mort et récoltent la haine, mais aussi sous le joug implacable de l’Etat islamique, aussi expert dans l’art de répandre la terreur que dans celui de diffuser sa propagande.
La chute d’Alep, comme en d’autres temps celle de Stalingrad, a sans doute constitué un tournant dans la guerre de Syrie. La Russie, l’Iran et désormais la Turquie, présents sur le terrain, n’ont pas hésité à aborder le problème syrien par la face Nord, celle des armes. Ayant pesé d’un poids décisif sur la solution militaire, ils sont en situation d’imposer leur solution politique, Yalta régional où la chaise des Occidentaux pourrait bien rester vide. Les Etat-Unis et leurs suiveurs européens assurent garder les mains propres, mais ils n’ont pas de mains. Mauvais joueurs et mauvais perdants, les uns et les autres dénoncent à l’envi le retour fracassant et victorieux de la Russie sur le devant de la scène. De quelle supériorité, de quel succès peuvent se prévaloir les responsables du gâchis ? Est-ce bien contre Poutine et ses alliés ou contre Obama et ses valets qu’il serait le plus just ifié de prendre des sanctions ?