«On ne va quand même pas laisser les Mistral rouiller à quai !»

Article publié sur le site du Figaro
 
Par Sophie Huet
 
INTERVIEW – Gilles Rémy, patron de CIFAL, société qui a notamment assuré les services de traduction et d'interprétariat dans la formation des marins russes, estime que le contrat avec la Russie sera honoré.
 
 
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LE FIGARO. – Le retard pris dans la livraison du premier BPC de type Mistral à la Russie a- t-il un impact économique direct en France?
 
Gilles RÉMY. – Il faut tout d'abord savoir qu'il n'y aucun retard des industriels concernés par rapport au contrat initial. Au contraire, la coopération industrielle s'est parfaitement passée, bien au-delà de ce que l'on pouvait attendre de partenaires russes et français qui ne se connaissaient pas il y encore trois ans. Cela laisse augurer du potentiel de coopération entre nos industries navales et de défense si la dynamique n'avait pas été stoppée par les sanctions européennes.
 
Pour revenir au Mistral, le report de livraison n'est pas dû aux sanctions, qui n'ont pas d'effet rétroactif, mais résulte d'une décision du président de la République qui considère que les conditions politiques ne sont pas réunies. Elle porte sur le premier BPC, le Vladivostok, et ne remet pas en cause à ce stade le reste du contrat. Les travaux continuent sur le second bateau qui sera livré l'année prochaine. L'impact économique dont vous parlez concerne aujourd'hui au premier chef les industriels DCNS et STX et la partie russe. Les coûts de maintenance et de stationnement du bateau sont à leur charge et les Russes doivent maintenir à Saint-Nazaire 400 marins dont la majeure partie devrait déjà être rentrée au pays. Si la situation se prolongeait ou si le contrat était rompu, il y aurait évidemment un impact sur les sous-traitants qui pour beaucoup sont des PME fragiles.
Y a-t-il un risque important que ces bateaux ne soient pas livrés à la Russie?
 
Il est très difficile de mesurer les conséquences à terme d'une rupture de contrat. Il y a bien sur les coûts financiers avec le remboursement de ce que les Russes ont payé, plus les pénalités. Mais ensuite, que faire de ces bateaux? Ils sont aux normes russes, avec certaines parties qui restent propriété russe. Il est impossible de les vendre, et la marine française n'en a pas besoin. On ne va tout de même pas les laisser rouiller à quai! La situation serait inextricable, financièrement et juridiquement. Sans oublier que le sujet polluerait les relations bilatérales avec un pays majeur comme la Russie pendant des années. Plus généralement, c'est la réputation de la France sur le marché mondial des armements qui est en cause. Va-t-on à l'avenir conditionner nos contrats à l'adéquation de la diplomatie des pays acheteurs à la nôtre? Je pense donc que la raison l'emportera et que le contrat sera honoré.
«Il y a une place à prendre pour maintenir le dialogue avec la Russie, et j'ai l'impression qu'après la rencontre Hollande-Poutine, c'est la France qui pourrait jouer ce rôle»
 
Êtes-vous rassuré par le réchauffement diplomatique entre la France et la Russie à la suite du passage de François Hollande à Moscou pour rencontrer Vladimir Poutine?
 
Cela va en tous cas dans le bons sens. Vladimir Poutine était manifestement heureux d'avoir en face de lui un interlocuteur européen qui cherchait à avancer. Depuis plusieurs années, Angela Merkel avait monopolisé le dialogue direct avec le président russe. Probablement pour maintenir son leadership sur l'Europe du nord et la Pologne, la chancelière allemande est aujourd'hui sur des positions très anti russes, en rupture avec la politique suivie par tous ses prédécesseurs. Cela crée d'ailleurs de très grandes inquiétudes dans les milieux économiques allemands. Il y a donc une place à prendre pour maintenir le dialogue avec la Russie, et j'ai l'impression qu'après la rencontre Hollande-Poutine, c'est la France qui pourrait jouer ce rôle.
 
Il y a d'ailleurs des évolutions notables côté russe. La plupart des responsables du dossier ukrainien au sein de l'administration présidentielle russe ont été changés et les dirigeants du Donbass ne demandent plus l'indépendance de l'Ukraine, mais une «fédération» dans les frontières de l'Ukraine actuelle. Ils ont compris que la Russie ne les suivrait pas sur le terrain de l'indépendance. Il faudrait maintenant que le cessez-le-feu soit respecté pour que l'on puisse considérer qu'il y a une vraie désescalade et que les conditions sont enfin réunies pour livrer le BPC. Cela étant, tout ne dépend pas que des Russes, loin s'en faut. Il faut compter avec des éléments extrémistes du gouvernement de Kiev et des paramilitaires de la garde nationale ukrainienne qui, comme les rebelles indépendantistes, ont un large degré d'autonomie.
 
Au-delà du dossier Mistral, quel est l'enjeu économique et le poids de la France dans les ex-pays de l'URSS?
 
Pour s'en tenir à la Russie, qui représente à peu près les deux tiers du PIB de l'ex-URSS, les échanges avec l'Europe représentent 400 milliards d'euros, soit 10 fois plus que les Américains. On comprend qu'en l'absence d'enjeu économique, les Américains poussent aux sanctions sans que cela ne les empêche d'acheter des hélicoptères militaires russes quand ça les arrange. Sur deux ans, les sanctions coûteront une centaine de milliards à l'Europe et autant à la Russie. Près d'un demi-point de croissance pour chacun! On a donc inventé un système perdant /perdant avec un seul gagnant, les États-Unis.
 
Quant à la France précisément, nous sommes dernière l'Allemagne en ce qui concerne le commerce courant mais au même niveau en termes d'investissements. Nous sommes très présents dans la grande distribution, l'automobile, le secteur bancaire, l'aéronautique… Avant les sanctions, nos industriels de la défense étaient les Occidentaux les mieux placés sur le marché russe. En fait, la France est bien positionnée sur des secteurs de souveraineté: énergies, infrastructures, hautes technologies, spatial. Si on ne lève pas les sanctions, nous serons les premiers perdants parce que nous avons le premier potentiel de développement compte tenu des besoins de la Russie pour les dix ans à venir.
 
Que pensez-vous de Francois Hollande comme VRP de la France à l'étranger? A-t-il selon vous la culture de l'entreprise?
 
Je travaille pour l'essentiel sur des pays où la diplomatie économique joue un rôle significatif. Bien sûr, il faut tout d'abord que nous soyons bons en tant qu'industriels et commerçants pour initier et pousser nos projets mais nous avons aussi besoin d'un soutien au plus haut niveau. Pour ne prendre qu'un seul exemple, le Turkménistan, les grands projets sont toujours validés au plus haut niveau en bilatéral. Si notre chef de l'État ne se déplace pas dans le pays, nous serons balayés par les Japonais, les Coréens sans parler des Chinois. Je pense que Francois Hollande l'a compris. J'espère que la seconde partie de son mandat permettra justement de pousser nos entreprises petites et grandes à l'international particulièrement au grand export. C'est un sujet qui fait heureusement consensus aujourd'hui.