Je viens d’apprendre le décès de Philippe Dechartre intervenu lundi 7 avril. Outre la peine personnelle que provoque la perte d’un ami, l’Association pour la promotion de la société à gestion partagée (APL-SAGP – qui œuvre pour la Participation) dont j’assure la présidence se trouve en deuil puisqu’il en était le président d’honneur depuis 2003. A ce titre, il n’a jamais ménagé son aide lorsque nous organisions nos réunions dans les murs d’un Conseil économique et social dont il fut très longtemps le doyen d’âge, respecté et estimé de tous.
Chaque fois que possible, il nous honorait de sa présence. Pour moi, et j’ose l’espérer pour nous tous, il fut aussi plus que cela, puisqu’il compte parmi les figures les plus emblématiques du gaullisme de gauche. Il faisait partie de ces rares tribuns qui savaient enflammer les salles avec brio et sens. Je l’avais constaté pour la première fois au congrès de l’UJP en 1969. Ses grandes capacités d’orateur y avaient fait merveille ! Il n’avait pas son pareil pour défendre avec conviction et efficacité une vision progressiste du gaullisme.
Pourtant je n’ai pas partagé sa stratégie partisane qui, à partir de 1970, consistait à agir de l’intérieur du parti majoritaire contrairement à d’autres qui, venus comme lui de l’Union Démocratique du Travail (UDT), ont préféré, dès l’arrivée de Georges Pompidou à la présidence de la République, porter la critique de l’extérieur de manière plus radicale. Ces derniers n’ayant, au demeurant, jamais pu représenter à ses yeux qu’une minorité, Philippe Dechartre m’expliqua qu’il considérait suicidaire qu’ils ne passent pas alliance avec le parti le plus important. Privilégiant par conséquent l’option d’une influence interne, il représente ce courant de la gauche gaulliste qui a choisi, effectivement, de toujours composer avec la formation majoritaire du gaullisme. Il l’assuma au nom de notre esprit de rassemblement sans nier, par ailleurs, qu’une sympathie réelle le liait à G. Pompidou sur le terrain littéraire, celui d’une complicité de latinistes.
Fidèle à sa logique, il deviendra délégué à l’action ouvrière et professionnelle du RPR de 1976 à 1978, au moment où un autre ex-UDR et également ami, récemment décédé, Jean Charbonnel, lance au contraire, sa Fédération des Républicains de Progrès (FRP) dans une perspective d’alliance avec l’Union de la Gauche, option qui emporta mes faveurs. A l’inverse, Philippe Dechartre devient membre du Comité central du parti chiraquien et de son Bureau politique, puis du Conseil national de ce parti jusqu’en juin 2000. Il soutiendra néanmoins la candidature de François Mitterrand au second tour de 1981 (et de 1988) plutôt que celle de Valéry Giscard d’Estaing et diffusa 500 000 tracts en ce sens dans tout le pays sans être démenti par le RPR… Refusant, tout de même, la proposition qui lui fut faite d’entrer au gouvernement.
Incontestablement, Philippe Dechartre fut une figure de la saga gaullienne. A l’invitation du Général de Gaulle qui lui dit “ vous allez être le secrétaire général des gaullistes de gauche ”, en précisant qu’il avait besoin d’un secrétaire général “ à poigne ”, il fonde “ La Gauche Vème République ” en octobre 1966, date à laquelle l’UDT se voit définitivement absorbée par l’UNR au grand dam de René Capitant. A ce titre, Dechartre deviendra membre associé du Comité central des démocrates pour la Vème République, en décembre 1967. A ses détracteurs au sein de l’UNR, de Gaulle aurait répliqué : “ Mais laissez-le, j’ai besoin d’un aiguillon ! ”. Image dont s’est emparé l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé avec l’introduction, dans sa rubrique illustrée “ La Cour ”, d’un nouveau personnage sous les traits du “ Duc de l’Aiguillon ”. Ça l’amusait beaucoup !
Parmi les autres mouvements qu’il créa, citons le Mouvement pour le Socialisme par la Participation (qui, sous le même sigle MSP, changea trois fois d’intitulé) ainsi que le club Nouveau Siècle. Par-delà le divorce de stratégie qui, à l’origine, m’avait opposé à lui, j’ai appris à le connaître et à l’apprécier, particulièrement sa grande chaleur humaine et sa vivacité d’esprit remarquable. Touché par son aide indéfectible depuis la création de l’APL-SAGP en 2002, l’amitié nous a réunis. En 2006, ce fut un honneur pour moi de m’être vu confier la rédaction de l’entrée « Philippe Dechartre » dans le Dictionnaire de Gaulle (R. Laffont – Bouquin).
Ce que l’on sait moins, c’est qu’officier à l’Ecole d'application d'artillerie de Fontainebleau il entendit, par hasard, le maréchal Pétain et le Général de Gaulle dans la même journée. Choc d’un comparatif sans appel, il déserta dès 1940 pour entrer dans la clandestinité. La suite est plus connue, il se fait prendre, est envoyé en Allemagne après plusieurs tentatives d’évasion, prisonnier de guerre au stalag disciplinaire de Fallingbostel où il rencontre Michel Cailleau de Gaulle, neveu du Général dont il programme l’évasion. Puis, sous sa direction, et avec l’aide du journaliste André Hullmann, proche du parti communiste et de Charles Bonnet, il contribue à la création du “ Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et déportés ”. Il en devient chef de la zone Nord en 1943 à la suite d’une évasion réussie.
Attiré dans un guet-apens par la police allemande, il est abattu dans Paris mais, malgré de graves blessures, sauve des documents importants dont il était porteur. Arrêté, torturé et incarcéré à Fresnes, il est condamné à mort. Délivré sur ordre de De Gaulle par un commando du contre-espionnage, organisé depuis Londres par Passy, dans lequel figure le fils du général Mangin (guerre 14-18), il rejoint Alger en 1944. Là, il devient Délégué général des prisonniers de guerre, déportés de la résistance et déportés du travail auprès du Gouvernement provisoire de la république, soufflant du même coup le siège à l’Assemblée consultative que convoitait le sergent-chef François Mitterrand, au titre de son mouvement légitimiste (pétainiste).
Lorsque de Gaulle quitte le pouvoir en 1946, Dechartre n’imagine pas son retour et, peu sensible au RPF, il préfère renouer avec ses racines radicales-socialistes en collaborant avec Mendès-France… jusqu’au 13 mai 1958. Au cours de cette dernière semaine, il fera office d’intermédiaire actif pour mener à bien une tentative de rapprochement entre les deux hommes, sous le regard inquiet des socialistes qu’une telle perspective ne pouvait réjouir tant elle ne leur aurait laissé peu d’espoir d’occuper une place significative sur l’échiquier politique français. Épisode gâché à tout jamais que Jacques Debu-Bridel m’avait également rapporté. A l’issue de cette tentative infructueuse, c’est donc de Gaulle que Dechartre choisit, venant renforcer la première vague des gaullistes de gauche de la Vème république dont beaucoup seront, comme lui, issus du mendessisme.
Ancien ministre des gouvernements Pompidou et Couve de Murville sous de Gaulle puis Chaban-Delmas, sous Pompidou, entre 1968 et 1972, Philippe Dechartre fut incontestablement un grand gaulliste, avec la trempe et l’abord direct et simple des hommes politiques d’une autre époque où patriotisme et progressisme ne faisait qu’un ! Où le sens du mot fraternité avait été forgé à l’épreuve du combat et du courage physique. Où servir la France et l’Etat était tout naturellement un continuum et une raison d’être, pas un business-plan !
Son regret depuis quelques mois était de ne plus pouvoir lire. Avec lui disparait l’un des derniers, sinon le dernier, gaulliste de gauche historique.
Adieu à cet ami qui voulait absolument que je le tutoie mais que je ne réussissais qu’imparfaitement à faire !
Patrick Guiol
Membre élu du Conseil national de Debout La République