Deux mois presque jour pour jour après la retentissante humiliation moscovite du haut représentant de l’Union européenne Josep Borrell par le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov, c’est au tour du président du Conseil européen Charles Michel et de la présidente de la Commission Ursula von der Leyen de s’aplatir devant le sultan Erdogan en son palais de Besteppe. Nous aurions tort de nous laisser abuser car la diplomatie de la serpillère est bel et bien devenue la nouvelle norme européenne en matière de politique étrangère.
Les faits sont désormais connus de tous. Ils révèlent sans la moindre équivoque l’irréversible infériorité de la femme dans l’esprit du pouvoir turc et l’inacceptable attitude, tant d’un Charles Michel s’installant chafouinement dans son fauteuil que d’une Ursula von der Leyen consentant à sa relégation d’un simple « hum ! » que toutes les chancelleries de la Terre ont d’ores-et-déjà interprété comme étant le summum de la protestation européenne.
L’indignation générale qui a parcouru le continent à la vue de cette séquence doit convaincre les États membres de reprendre sans délai leur destin des mains de ces clowns tandis que le silence coupable de l’Elysée et du Quai d’Orsay sur cet incident les en rend complices. Nous refusons que la France soit maintenue plus longtemps prisonnière d’un carcan diplomatique aussi médiocre et, au final, aussi dangereux et contraire à ses intérêts.
Mais le plus inacceptable tient dans les motivations, l’organisation et les conséquences de ce voyage.
L’ancien ambassadeur de l’UE à Ankara Marc Pierini souligne que la réponse favorable donnée à l’invitation-convocation d’Erdogan est le fruit de l’insistance de la chancelière allemande Angela Merkel qui ne peut se permettre de finir son mandat sur fond de crise ouverte avec la Turquie alors que son parti (la CDU) est actuellement en grande difficulté dans la campagne électorale pour sa succession. Nous disons que l’assujettissement quasi-systématique de la politique étrangère européenne aux seuls intérêts allemands n’est plus supportable.
Les droits de l’homme, valeur prétendument cardinale de l’Union étaient déjà les grands absents du communiqué annonçant cette visite fin mars. Son maintien au lendemain de l’arrestation d’une dizaine d’amiraux ayant publié une lettre ouverte critiquant la politique d’Erdogan, de l’arrestation à son domicile d’un député du parti d’opposition HPD contre lequel une procédure d’interdiction a été lancée et surtout, du retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul sur les droits des femmes est une honte absolue. Il faut donc comprendre que lorsqu’elle affirme avec emphase que « les questions relatives aux droits de l’homme ne sont pas négociables », c’est qu’Ursula von der Leyen a définitivement renoncé à les évoquer. Sur ce sujet plus que sur tous les autres, la France ne peut et ne doit rester muette.
La philosophie générale dans laquelle s’inscrit cette rencontre est sans doute plus grave encore. Les deux « têtes » de l’Union européenne ont en effet déclaré souhaiter retrouver une « relation apaisée » avec la Turquie. En d’autres termes, pendant qu’Erdogan envoie des mercenaires en Libye et des drones dans le Caucase, casse les jambes de ses opposants, gesticule en Méditerranée orientale en prenant pour cible des frégates françaises, occupe la moitié d’un pays membre de l’UE où il cherche à faire reconnaître un régime fantoche, le président du Conseil européen et son homologue à la Commission ne songent qu’à ressusciter la politique d’appeasement appliquée par Chamberlain dans les années trente vis-à-vis d’Hitler avec le résultat que l’on sait. Cette démission est d’autant plus incompréhensible que la fermeté qui avait été récemment adoptée à l’encontre d’Erdogan – notamment par Emmanuel Macron – avait commencé à porter ses fruits.
Las, les Européens vont ainsi continuer de subventionner un régime autoritaire de plus en plus menaçant à leur égard. Ils vont ouvrir davantage encore leur marché aux produits d’un pays que les Etats-Unis ont par ailleurs placé sous embargo partiel. Mais quelle folie s’est donc emparée de nos bureaucrates pour être aussi totalement déconnectés de la réalité ?
Cette soumission n’est pas sans rappeler la Constantinople des IVe et Ve siècles qui, confrontée au déferlement des Goths puis des Huns franchissant le Danube, leur versait un tribut toujours plus conséquent en échange d’une paix toujours plus précaire. Aujourd’hui comme hier, nous payons un tribut à celui qui dispose d’immenses masses humaines qu’il contrôle à loisir et menace de laisser se répandre en Europe ; et aujourd’hui comme hier, nous le remercions à plat-ventre de bien vouloir l’accepter.
Personne ne saurait nous obliger à accepter pareilles inepties, pareilles humiliations et pareilles menaces. Les Français méritent que l’on défende réellement leurs intérêts. Paris doit opposer son véto à la politique d’appeasement vis-à-vis d’Erdogan et mettre un point final à la procédure d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Il s’agit ni plus ni moins que d’une responsabilité historique.
Jean-Marc Chipot
Délégué national adjoint aux affaires étrangères
Secrétaire départemental des Alpes-Maritimes