Depuis que la Russie est devenue une puissance majeure au début du XVIIIe siècle, les Européens de tous poils se sont frottés à ses diplomates à la fois âpres et subtils, déterminés et calculateurs. Il n’est donc pas surprenant que de nombreuses chancelleries et députés européens aient fortement déconseillé au Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères, l’Espagnol Josep Borrell de se rendre en fin de semaine dernière à Moscou pour y rencontrer l’inamovible Sergueï Lavrov qui incarne la diplomatie russe depuis bientôt 17 ans.
Il faut dire qu’il y avait déjà eu un précédent demeuré célèbre dont le Britannique David Miliband avait fait les frais en 2008 en s’entendant rétorquer, alors qu’il reprochait à son homologue l’incursion des blindés russes en Géorgie : « who the fuck are you to lecture me ? », ce qui peut se traduire en termes fort peu diplomatiques par « mais putain, qui êtes-vous pour me faire ainsi la leçon ? » Les services de Whitehall ont paraît-il dû effacer tellement de mots de quatre lettres du verbatim de la conversation téléphonique que celui-ci ne ressemblait plus à rien.
Ainsi instruit du caractère de notre interlocuteur, on comprend mieux les préventions émanant pour l’essentiel des pays d’Europe centrale et de la Baltique, et l’on se demande vraiment que diable allait-il faire dans cette galère ? D’autant plus que le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov avait prévenu sans la moindre ambiguïté qu’il espérait « que personne ne (ferait) la bêtise de lier la perspective des relations Russie-UE au sort d’un résident d’un centre de détention », ou encore que Moscou saurait répondre durement à tout « message dur » porté par l’émissaire européen. Il faisait bien sûr allusion à la condamnation à trois ans et demi de prison d’Alexeï Navalny, opposant à Vladimir Poutine arrêté à sa descente d’avion à Moscou alors qu’il rentrait de son hospitalisation en Allemagne à la suite d’une tentative d’assassinat présumée.
Un des buts de Josep Borrell semble pourtant d’avoir cherché à déminer le sommet des 27 prévu fin mars lors duquel seront évoquées les relations entre l’UE et la Russie en le purgeant de ce brûlant dossier. Bien mal lui en a pris.
A peine la conférence de presse commune s’achevait-elle à Moscou vendredi soir que trois diplomates européens (un Allemand, un Polonais et un Suédois) ayant participé à des manifestations en soutien à l’opposant étaient expulsés provoquant des protestations unanimes dans tout l’Occident. Bien que des mesures de rétorsion aient été prises sans délai, ces expulsions ont été à juste titre perçues comme un camouflet plus humiliant encore que la verte réplique de 2008 au chef du Foreign Office.
Ce n’est donc rien de dire que le Haut représentant était attendu de pied ferme ce mardi en séance plénière du Parlement européen. 80 députés conservateurs d’Europe centrale qui lui reprochaient de ne pas avoir quitté Moscou dans l’heure qui a suivi l’expulsion des diplomates sont même allés jusqu’à réclamer sa tête dans un courrier adressé à la présidente de la Commission Ursula von der Leyen.
Quelle est donc la situation entre Europe et Russie au lendemain de ce fiasco retentissant ?
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– Josep Borrell parle depuis samedi de « routes qui se séparent » et propose de nouvelles sanctions alors même que le but initial de ce premier voyage d’un haut représentant européen dans la capitale russe depuis trois ans était précisément de renouer des relations devenues difficiles depuis la crise de Crimée. Il aurait dû permettre d’évoquer des dossiers aussi brûlants que le nucléaire iranien, l’Ukraine, la Biélorussie, la Syrie ou l’Irak ; sans parler du vaccin Spoutnik-V dont la disponibilité et l’efficacité à 91 % permettraient de compenser les retards de livraison de Pfizer et la potentielle inutilité du vaccin d’AstraZeneca face au variant sud-africain.
Josep Borrell a par ailleurs déclaré mardi devant le Parlement européen que « le gouvernement russe (était) sur une voie autoritaire et se (montrait) sans pitié dans l’affaire Navalny (…). Il serait bon de prévoir des sanctions. Je vais user de mon droit d’initiative et je ferai des propositions qui combineront des actions pour lutter contre la désinformation et les cyberattaques. » Qui peut croire une seule seconde que cela va impressionner celui que l’on surnommait « Minister Niet » aux Nations Unies ?
Il conclut par une révélation saisissante de naïveté : « Ils ne sont pas intéressés (à normaliser ces relations dégradées, NDLR) si nous continuons à nous attacher à la défense des droits de l’homme. Or nous ne pouvons pas nous taire. » Honnêtement, ce n’était pas la peine de dilapider l’argent du contribuable et de perdre trois jours pour le comprendre. N’importe quel citoyen européen aurait pu le lui expliquer dès la semaine dernière.
Les ministres des Affaires étrangères de l’Union doivent se réunir le 22 courant pour statuer sur ces propositions de nouvelles sanctions qui ne peuvent être prises qu’à l’unanimité des 27.
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– Une source européenne citée dimanche par Le Figaro déclarait de son côté que « depuis l’invasion de la Crimée en 2014, l’Europe s’est privée d’une réflexion stratégique sur la Russie. La manière dont s’est passé le voyage de Josep Borrell va réactiver l’idée selon laquelle il ne faut jamais parler aux Russes. » Difficile d’être plus contreproductif.
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– De leur côté, Emmanuel Macron et Angela Merkel prônèrent immédiatement l’apaisement, bien que le premier s’attarda davantage sur le respect des droits de l’Homme et la seconde sur les grandes questions géostratégiques. On ne se refait pas.
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– Sans surprise, Moscou campe sur ses positions en dénonçant une tentative politique d’ingérence directe, les dossiers qui requéraient une attention urgente demeurent au point mort et Alexeï Navalny dort toujours en prison. C’est donc un zéro pointé sur toute la ligne que Bruxelles a récolté.
Sergueï Lavrov accuse de surcroît l’Union européenne de « s’éloigner de la Russie, de la langue et de la culture russes » avant de rappeler les enjeux des discussions du point de vue du Kremlin : « le renforcement de la coopération dans les domaines suivants : la santé, la science et les technologies, le changement climatique. (…) Si on ajoute le domaine traditionnel clé qu’est la coopération énergétique, l’ordre du jour est assez chargé et mutuellement bénéfique, à moins qu’il ne soit sacrifié sur l’autel des jeux géopolitiques. » Vous aurez remarqué comme moi que tous les autres dossiers sensibles ont soudain disparu de l’agenda.
Alors, comment interpréter cette défaite en rase campagne et surtout, comment sortir de cette impasse ?
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S’il est acquis que la défense des droits de l’Homme fait partie de l’ADN de la France et dans une certaine mesure, de celui de l’Europe, l’approche retenue par M. Borrell était sans aucun doute suicidaire. En ce sens, et bien que telle ne fut pas sa motivation première, la lettre de demande de démission rédigée par les députés dont le chef de file estonien Riho Terras rappelle, dans une métaphore toute nordique, que « lorsque votre adversaire joue au hockey sur glace, vous ne pouvez pas faire du patinage artistique » s’avère totalement fondée.
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Les sanctions économiques déjà votées contre la Russie sur la recommandation expresse de Washington ont désormais fourni la preuve de leur inefficacité (sauf pour ce qui est de ruiner les agriculteurs français). En voter de nouvelles relèverait donc de la dernière des inconsciences.
Ce désastre démontre s’il en était besoin que la mise en place de sanctions restreint les marges de manœuvre diplomatiques et rend toute sortie de crise extrêmement difficile. Plus elles s’éternisent, plus le blocage se durcit. N’en déplaise à nos amis américains, c’est au contraire des conditions de levée des sanctions qu’il conviendrait désormais de discuter avec MM. Poutine et Lavrov, même s’il faut pour cela que l’U.E. commence par avaler son chapeau.
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Il est tout aussi contre-productif qu’illusoire de vouloir poser comme préalable à toute discussion la libération d’Alexeï Navalny et des milliers de ses soutiens sommairement arrêtés. S’obstiner dans cette voie trahirait une volonté délibérée de les faire capoter. Cette demande ne peut qu’être intégrée dans des négociations globales pour avoir la moindre chance d’aboutir.
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En dépit de leurs molles protestations (et faisant au passage fi de celles de la Maison blanche), les Allemands nous administrent une terrible leçon de real politik en ayant fait reprendre dès samedi dernier, c’est-à-dire au plus fort de la crise, la pose du gazoduc Nord Stream 2 qui va les relier directement à la Russie en passant sous la mer Baltique sans transiter ni par l’Ukraine, ni par la Pologne. Les Allemands ne sont d’ailleurs pas les seuls à faire preuve de réalisme puisque les Serbes viennent d’inaugurer leur tronçon Tesla pipeline du gazoduc TurkStream qui traverse en outre la Grèce, la Bulgarie, la Hongrie et l’Autriche pour amener le gaz russe au cœur de l’Europe centrale.
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Quelle est aujourd’hui la pertinence d’entretenir un Haut représentant de la diplomatie européenne qui s’est fait rabaisser sous les yeux du monde entier et qui ne pourra de toutes manières jamais concilier les intérêts géostratégiques des 27, à commencer par ceux des Français, des Allemands et des pays du sud-est de la Baltique ?
Si des consultations doivent bien évidemment avoir lieu en permanence entre États membres, force est de constater qu’il ne saurait exister de véritable diplomatie européenne efficace en toute autre circonstance que pour faire durer éternellement des carreaux fêlés comme le décrivait si bien le général de Gaulle. Le retour à une coordination pragmatique des politiques étrangères nationales est urgent et indispensable pour débloquer des situations de plus en plus inquiétantes.
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Enfin, Emmanuel Macron a pris soin de rappeler lors de sa visioconférence avec Angela Merkel que la Russie était européenne, ayant sans aucun doute à l’esprit que cet immense pays avait toujours regardé vers son extrême-orient où un rapprochement avec la Chine dans le cadre de l’initiative des Nouvelles routes de la soie si chère à Xi Jinping pourrait être lourd de conséquences pour les Occidentaux. A minima, cela réduirait durablement notre capacité de négociation avec ces deux partenaires incontournables. Mais il est à craindre que dans ce domaine comme dans tant d’autres, ce constat pourtant pertinent ne soit suivi d’aucun effet.
En conclusion, faisant le constat que les intérêts français ne sont pas défendus comme ils le devraient par une diplomatie européenne en échec systématique depuis sa timide mise en place en 2009 ;
que les intérêts européens ne sont pas mieux défendus, au point que ce qui devrait être une force et conduire à un apaisement général sur notre continent est aujourd’hui devenu un aveu d’extrême faiblesse susceptible de déboucher sur toutes sortes d’aventures ;
il faut conclure que la diplomatie française doit reprendre la main afin d’explorer de nouveau des pistes concrètes de normalisation à brève échéance des relations entre la France et la Russie ainsi qu’entre la Russie et l’Europe si cette dernière y consent.
Situé au cœur géopolitique du problème et ayant sommes toutes beaucoup plus à gagner qu’à perdre, la France peut, avec un minimum de finesse et à peu de frais retisser des liens diplomatiques convenables entre Washington, Berlin, Varsovie et Moscou. Et comme disait Napoléon, « quand on peut, on doit. »
Jean-Marc Chipot
Délégué national adjoint aux affaires étrangères
Secrétaire départemental des Alpes-Maritimes